Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...
17 Octobre 2022
- J'ai assez perdu de temps à flâner, je parlais tantôt d'un sentiment d'urgence, il s'agit maintenant d'en tirer les conséquences et de m'y mettre enfin très sérieusement.
- Fichtre, te voici d'une humeur bien guerrière, de quoi s'agit-il ?
- Puisque je me polarise depuis déjà pas mal de temps sur la théorie des catégories, avec une connaissance très limitée tirée de la seule lecture de "Conceptual Mathematics" de William Lawvere & Stephen Schanuel, il me faut passer à l'essentiel: le bouquin de Saunders Mac Lane "Categories for the Working mathematician". Cependant, comme mon ami J.P. L. m'avait fortement conseillé dernièrement, à la lecture de quelques-uns de mes articles, de lire "Mathematics Form & Function" du même auteur, je vais commencer par là. Les articles à venir seront donc mes notes de lecture... As usual.
- Mc Lane commence directement par une pique contre Wittgenstein :
«In brief, a philosophy of Mathematics is not convincing unless it is founded on an examination of Mathematics itself. Wittgenstein (and other philosophers) have failed in this regard.» p. 1
- Ennuyeux ça, pour toi qui n'arrêtes de ressasser que les problèmes philosophiques ne sont que des embarras de langage...
- Oui, et je crois qu'il faudra creuser un peu. De fait, si l'on en revient à l'organisation du cerveau (ou du moins ce que l'on peut en comprendre aujourd'hui), il y aurait une "structure" propre au calcul, différente de celle utilisée, par exemple, pour la lecture... En ce sens, oui, on pourrait engager une discussion... Il me faudra sans doute lire en parallèle "La bosse des maths" de Dehaene pour préciser les choses. (Note 1)
D'ailleurs Mc Lane y vient de lui-même en posant ainsi le problème :
«First, what is the Origin of Mathematics?
This is close to the traditional question: Is Mathematics discovered or invented?» p.1
Cerise sur le gâteau, si je puis dire, son interrogation "Is Mathematics discovered or invented?" nous renvoie directement à toutes nos réflexions autour de la dispute ancestrale entre Platon et Aristote, immanence, transcendance, réminiscence etc. En ce sens, Mc Lane est bel et bien dans une réflexion philosophique !
Le second point concerne l'organisation des mathématiques. là encore, la question est très intéressante, car la taxinomie habituelle s'épuise à décrire de façon exhaustive le champ mathématique.
- Je ne te suis plus ,
- Reviens à ce que nous avons pu dire de la taxinomie en commentant Foucault (voir "Ikebana") : (a)
taxinomia | ||||
logique intuitionniste | [⚤] | ← | [#] | 𓂀♢ |
↓ | ↓ | |||
[⚤] | ← | [#] | 𓂀♧ | |
logique du 1er ordre | mathesis | (carte) |
Il est évident qu'ici Mc Lane, s'intéressant à la philosophie des maths, est en mode syntaxique ♡, et donc qu'une telle expression taxinomique en mode "topologique" ♢ ne peut suffire à son propos. D'où l'intérêt de son entreprise !
«Should we conclude that the real organization of Mathematics cannot be accomplished simply by subdivision into special fields? Are there deeper methods of organization? What is the proper order of the parts of Mathematics, and which branches belong first? Are there even parts of Mathematics which are unimportant or mistaken?» p. 2
Le troisième point est tout aussi intéressant :
«Our survey will indicate that each part of Mathematics inevitably has an aspect which is formal. Factual problems necessitate calculations, but the calculations then proceed by prescriptions or by rule, rather than by continued attention to the facts of the case - yet the result of a good formal calculation does agree with the facts.
Therefore we must inquire as to the relation of the formal to the factual. Thus we begin the first chapter by exhibiting a few of the basic formal structures of Mathematics.
This leads to our third question: Are the formalisms of Mathematics based on or derived from the facts; if not, how are they derived? Alternatively, if Mathematics is a purely formal game, why do the formal conclusions fit the facts? » p. 2
Quand je disais que nous revenons à la distinction Spinoziste entre entendement de première espèce (immanence ou S↑) et deuxième espèce (transcendance ou S↓); nous avons quant à nous une idée de la réponse...
- Que cette lecture de Mc Lane va mettre à l'épreuve.
- C'est tout l'intérêt, et l'urgence, de l'exercice !
Le quatrième point, d'ordre purement mathématique est tout aussi intéressant :
«The fourth question is this: How does Mathematics develop? Is it motivated by quantitative questions which arise in science and engineering, is it driven by the hard problems which have arisen in the Mathematical tradition, or is it pushed by the desire to understand the tradition better? For example, how much does number theory owe to the repeated attempts to prove Fermat's last theorem? Is the solution of a famous problem the pinnacle of Mathematical accomplishment - or should there be comparable credit to the more systematic work in the introduction of new ideas by comparison, by generalization, and by abstraction? For that matter, how does abstraction come about, and how do we know which abstraction is appropriate? » p. 3
Le cinquième point est peut-être le plus fondamental, car il touche à l'automatisme de répétition:
«Careful methods and canons of proof developed first in geometry (Chapter III). Subsequently the calculus worked well, but without careful proof, using dubious notions of infinitely small quantities. This led to the problem of finding a rigorous foundation for the calculus (Chapter VI). These two cases present the fifth general question, that about rigor. Is there an absolute standard of rigor? And what are the correct foundations of Mathematics? » p. 3
Je le note ici pour moi-même : c'est là qu'interviennent les "sauts diachroniques" du langage tels que celui du discret [⚤] au continu [#]; ce qui justifie la présentation freudienne de l'Imaginaire comme un "feuilleté" (la lettre 52 à Fliess). D'où également toutes nos discussions sur la façon de "clore" l'Imaginaire en recourant à un "etc." ou un concept d'infini. D'où sans doute la nécessité du triptyque de Noether (quantité conservée/ symétrie/ Indétermination) en [♲], le point clef étant ici l'indétermination, qui limite absolument la rigueur espérée...
Pour répondre à cette recherche de rigueur, Mc Lane présente 6 écoles en compétition :
« Logicism: Bertrand Russell asserted that Mathematics is a branch of logic, and so can be founded by a development from a careful initial statement of the principles of logic. Moreover, Whitehead and Russell carried out such a development in their massive (but now neglected) book Principia Mathematica.
Set Theory: It is remarkable that (almost) all Mathematical objects can be constructed out of sets (and of course sets of sets). Hence arises the view that Mathematics deals just with properties of sets and that these properties can all be deduced from a suitable list of axioms for sets-either the Zermelo-Fraenkel axioms, or these axioms with supplements, some perhaps still to be discovered.
Platonism: This set-theoretic description of Mathematics is often coupled with a strong belief that these sets objectively exist in some ideal realm. Indeed some thinkers, such as Kurt Godel, may consider that we have special means (not the usual five senses) for perceiving thls ideal realm. There are other versions of platonism for Mathematics, for example one in which the ideal realms are comprised of numbers and spatial forms (the "ideal triangle").
Formalism: The Hilbert School holds that Mathematics can be regarded as a purely formal manipulation of symbols, as though in a game. This is the manipulation done when we write rigorous proofs of Mathematical theorems from axioms. This idea was part of the Hilbert program : To show that some adequate system of axioms for Mathematics is consistent, in the exact sense that proofs in the system could never lead to a contraction, such as the contradiction 0 = I. To this end, the proofs were to be viewed as purely formal manipulations and were to be studied objectively by strictly "finite" (and hence secure) methods. As yet, such a consistency proof has not been achieved, and Godel's famous incompleteness theorem (to be discussed in Chapter XI) makes it unlikely that it can be achieved.
Intuitionism: The Brouwer school holds that Mathematics is based on some fundamental intuitions-such as that of the sequence of natural numbers. It holds, moreover, that proofs of the existence of Mathematical objects must proceed by exhibiting these objects. For this reason intuitionism objects to some of the classical principles of logic, more explicitly the tertium non datur (either p or not p). There are a number of variants of intuitionism, some emphasizing the importance of finding proofs which are constructive.
Empiricists claim that Mathematics is a branch of empirical science, and so should have a strictly empirical foundation, say as the science of space and number. » p. 4
Nous n'en sommes qu'à la page 4, et à l'exposition de l'ouvrage, mais on peut déjà voir là les limites d'une présentation taxinomique du champ mathématique, ce que nous avions vu en (a).
- Rien d'autre à en dire ?
- On peut encore relever la référence explicite à Platon, ce qui me rassure quant à ma propre analyse, et je serais même tenté d'aller plus loin : les 4 premières écoles sont platoniciennes (voir "Retour à Platon et Aristote"). On pourrait sans doute proposer une autre approche, en mettant l'accent sur la rupture introduite par Évariste Galois et la théorie des groupes (antérieure à celle des ensembles), qui induit la différence entre postures locale-𓁝/ 𓁜-globale... Quant à l'intuitionnisme (avec les logiques sans tiers exclus), je me demande si l'on n'aurait pas pu en trouver la racine dans la topologie introduite par Poincaré (i;e.: avec le passage du mode ♧ au mode ♢)? Mes références sont sans doute trop françaises...
Mais je relève surtout que Mc Lane évite de parler de la révolution qu'il a lui-même introduite avec la théorie des catégories.
- Sans doute en sera-t-il question plus loin ?
- Toujours est-il qu'avec le concept d'objet initial vide, cette théorie induit une coupure épistémologique d'avec la pensée Platonicienne. Je n'arrête pas d'insister sur ce point (voir encore hier "Un certain sentiment d'urgence"), et m'étonne toujours que les mathématiciens passent eux-mêmes à côté des implications philosophiques de leurs avancées (voir "À l'ombre de Grothendieck et de Lacan #1").
- Laisse-lui le temps de développer...
- Sauf que son questionnement en conclusion de son introduction reste fichtrement conventionnel ! Le mot même de "forme" repris dans le titre, nous renvoie directement aux "formes idéales" et aux solides de Platon... Avec toute la discussion entre forme et substance qui n'a cessé d'agiter toute la scolastique du Moyen Âge (voir les 12 articles sur la querelle des universaux à partir d'ici). Comme tu le vois, sur la forme même de son questionnement, notre auteur n'avance pas beaucoup...
«Our last and most fundamental question concerns the Philosophy of Mathematics. This is actually a whole bundle of questions. There are ontological questions: What are the objects of Mathematics and where do they exist (if indeed they do exist)? There are metaphysical problems: What is the nature of Mathematical truth? This is a favorite question, given that the philosophers' search for truth often will use the truths of Mathematics as the prime example of "absolute" truth.» p. 4
À suivre...
Hari
Note 1 :
En fait, les choses se sont précipitées et la suite de ma lecture m'a conduit à le lire plus vite que prévu. Voir : "Stanislas Dehaene - La bosse des maths".