Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...
7 Septembre 2007
Il est toujours intéressant de lire en parallèle plusieurs livres traitant de sujets différents : notre esprit, soucieux de s’économiser sans doute, s’efforce toujours d’établir des rapports, des liens ou des oppositions de l’un à l’autre. De même que pour repérer la Grande Ourse dans le ciel, on ne peut s’empêcher d’associer les étoiles entre elles pour repérer la forme d’une casserole.
J’ai donc lu «Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens», avec l’idée qu’il devait y avoir un lien avec l’hypnose, à laquelle je m’étais intéressé l’année dernière (voir les articles précédents "Psycho histoire et manipulation" et "De l'hypnose à Derrida").
Par ailleurs, j’ai assisté à une sorte de retraite d’un week-end avec des bouddhistes (courant Mahayana pour ceux qui savent) dont la doctrine est résumée dans un livre : «La voie Joyeuse». Pourquoi cet intérêt pour le bouddhisme me direz-vous ?
C’est une voie d’exploration qui me semble venir naturellement dans le prolongement de la théorie que j’ai développée pour l’analyse des organisations. Avec en particulier cet aspect fractal du modèle dans lequel je cherche à transcrire la théorie lacanienne. Or donc, si l’on garde en mémoire d’une part la structure en 3 strates de Lacan (Réel/ Imaginaire/ Symbolique) et d’autre part le fait qu’il y a solution de continuité de l’homme à la société (avec le même schéma élémentaire de niveau en niveau), dans un même modèle fractal, la question évidente est de se demander, concernant l’étude de l’Homme, quel est le niveau au-delà du Symbolique.
Quand à ma lecture sur l’arnaque, je n’ai pas été déçu : elle m’a fait prendre conscience d’un dysfonctionnement organisationnel qu’il va me falloir approfondir rapidement. La cause de ce dysfonctionnement est le suivant :
On se souviendra que d’un niveau au niveau supérieur, j’ai établi (c’est ma thèse) que la fréquence des transactions diminue (les niveaux supérieurs s’occupent du long terme). Par ailleurs, j’ai proposé de dire qu’un niveau n’intervient que lorsque le niveau inférieur est dans une transaction qui ne peut aboutir (dans une entreprise, on fait appel au chef lorsque l’on ne peut résoudre un problème inattendu).
Ce modèle soulève des questions intéressantes :
Que se passe-t-il lorsque, compte tenu de l’inertie du niveau N+1, le niveau N est en situation d’échec, c'est-à-dire durant le laps de temps nécessaire pour alerter N+1, le temps pour celui-ci de se définir par rapport au problème posé, le temps enfin mis par ce dernier pour réorienter les choix offerts au niveau N. Il y a là une période de flottement. Ce temps mort est bien connu par exemple des aviateurs: lorsque survient une circonstance imprévue, il y a une période d'environ 30 secondes nécessaire pour que le pilote retrouve son contrôle. C'est pour diminuer ce temps de latence que les pilotes s'entraînent sur simulateur. Il s'agit en effet de limiter la charge de travail du pilote en automatisant un maximum les séries d'actions qu'il est amené à faire en chaque circonstance d'une part et d'accélérer son analyse des situations catastrophiques (au sens propre cette fois-ci!) d'autre part.
Je pense que ces périodes perturbées sont utilisées dans les séances d’hypnose pour donner accès aux niveaux supérieurs, en troublant le niveau de perception immédiate. La perturbation tient toujours à la saturation du niveau Imaginaire par l’utilisation de plusieurs canaux de communication (la parole et un attouchement, ou bien une odeur, un effet optique) pour se faufiler entre les cerveaux droit et gauche et atteindre le niveau Symbolique. D'ailleurs, la mise en situation de stress est un expédient largement utilisé par les gourous de tout poil pour rendre leur cheptel réceptif. C'était en particulier la pratique de Gurdjieff. N'y a-t-il pas quelque parentèle entre le stress et la transe ?
C’est un phénomène similaire qui est utilisé par les arnaqueurs. Prenons la technique de "la porte au nez" ou méthode de la "proposition inacceptable".
Cette méthode est utilisée lorsqu’il y a à la base accord de la personne sollicitée sur la bonne œuvre qui est mise en avant (aide aux enfants malades, lutte contre le SIDA etc…). On peut dire qu’il s’agit d’un accord de niveau élevé (niveau Symbolique). La phase initiale est de rappeler cet accord (pour que la transaction soit activée à ce niveau durant la "manipulation"). Ensuite ; on fait une demande trop forte : par exemple, accompagner des enfants malades 2 heures par jour pendant 2 ans. Ce n’est absolument pas votre préoccupation du moment : vous êtes au marché, en train de choisir une botte de poireaux. Votre univers immédiat (niveau N) est conditionné au niveau imaginaire (niveau N+1) par des considérations du type : limiter la dépense, acheter frais, penser à prendre les enfants d’ici 1 heure chez la nounou, prévoir des plats qui se cuisinent en 30 mn maximum etc...
Un échec au niveau N (Réel) alerte automatiquement le niveau supérieur (Imaginaire N+1) pour réorienter les choix au niveau N. Mais – et c’est là précisément qu’intervient la manipulation – le niveau Symbolique N+2 à été changé immédiatement avant cette activation du niveau Imaginaire N+1.
Avant cette mise en condition, l’état d’esprit de la personne sollicitée était –par exemple- une certaine satisfaction de jouer son rôle de bonne ménagère (comme le serveur des Deux Magots jouait à faire le «serveur », selon Sartre). Donc, si la proposition était intervenue à ce moment, le niveau Imaginaire (N+1) n’aurait vu aucune objection à laisser le niveau N rejeter effectivement la proposition (fuite). C’était une attitude acceptable.
Mais, l’état du niveau N+2 ayant été modifié, la fuite pure et simple au niveau réel N mettrait maintenant le niveau Imaginaire N+1 dans l’embarras, (en contradiction avec l’attitude – Symbolique- affichée). La modification de l’état de N+2, induit une modification des états accessibles à N+1, lorsque le niveau N le sollicite pour résoudre un problème inattendu.
Il faut donc que N+1 réajuste ("imagine") les choix qu'il doit offrir à N (son engagement "réel"), en fonction de l'évolution de l'attitude N+2 qui vient d'avoir lieu. Le niveau N+1 est en état de stress : il doit une réponse alors qu’il doit lui-même se redéfinir (le facteur temps est au cœur de toutes les manipulations).
Vient alors la seconde proposition: faire une présentation d’une heure dans l’école de votre fille jeudi prochain. Intervient ici une notion d’économie : Le niveau Imaginaire se voit proposer une solution de moindre coût, qui ne remet pas en cause fondamentalement tout l’équilibre de la personnalité, mais permet à l’Imaginaire de répondre sans grande dépense à l’attitude Symbolique adoptée.
Cette offre est facilement acceptée, car elle permet de résoudre le conflit précédent à un moindre coût (en minimisant le coût de la remise en cause du niveau N+1). Il y a, dans ce mécanisme, une notion d'économie générale à respecter. Comme tout système, l'Homme cherche à économiser son énergie (il y aurait un parallèle intéressant à établir entre libido, karma et énergie).
Dans ce cas de figure, le fait d'agir directement sur N+2 (sans dépense d’énergie, puisque l'accord est "culturel", donc acquis, il ne s'agit que d'une actualisation, pas d'une modification), pour induire une modification en N+1, voulue en N, permet de mobiliser une grande énergie avec peu de moyens. L’énergie à mobiliser, nécessaire pour changer d’état, augmente de niveau en niveau. Pour modifier le système Symbolique, par exemple, il peut être nécessaire de faire une analyse, longue et coûteuse.
Ce qui est intéressant (et que je n’avais pas encore théorisé) c’est cette possibilité d'agir sur les niveaux supérieurs à partir des niveaux inférieurs. On pense plus souvent au sens descendant du commandement dans les organisations.
On retrouve ici cette notion de montée/descente évoquée dans des articles précédents (Monter / Descendre ou Le Karma de Lucifer).
Il y a dans la manipulation une connotation d’agilité, de vivacité qui s’explique parfaitement : on ne peut remonter contre le courant qu’en restant inaperçu, en profitant des moments de flottements décrits précédemment. C’est toute la Mètis d’Ulysse qu’il faut revoir.
En bien j’ai l’impression qu’il s’agit d’une méthode du même type que mettent en pratique les bouddhistes pour arriver à l’Illumination. Il s’agit là aussi de «remonter le courant», avec cette difficulté supplémentaire que le niveau à atteindre n’est pas descriptible, puisqu'au delà du Symbolique même !
En aparté, on pourrait remarquer que si les bouddhistes cherchent à «remonter le courant» (vers le Dharma, en abandonnant le monde actuel, le Samsara), les taoïstes cherchent à suivre le chemin de moindre résistance, à s’inscrire dans le cours des choses (comprendre le sens du vivant, négocier leur place au sein du Samsara). Ils insistent sur l'impermanence des choses, leurs continuelles transformation que symbolise la peau de tigre tachetée de Fushi, l'inventeur du Yi King.
Cette manipulation déclarée, revendiquée même, par les bouddhistes, me fait un peu renâcler, alors que je souhaiterais ardemment faire l’expérience de la méditation, apaiser mon esprit (diminuer le rythme des transactions), contourner le filtre du Moi (niveau Imaginaire) pour voir ce qu’il en est lorsque l’on arrive à la contemplation du vide. Je suis vraiment très attiré, mais la Voie proposée (fût-elle Joyeuse) n’est pas très excitante !
Je m’imagine bien qu’il faille atteindre un calme parfait pour pouvoir espérer ressentir la présence subtile de ce Je (ou de cette force) qui m’agite (comme le marionnettiste agite sa poupée). Je fais l’analogie avec ces immenses bassins d’eau lourde qu’il faut installer au fond de profondes grottes souterraines, à l’abri de tout rayonnement solaire pour espérer capturer un tachyon vagabond.
Il faudrait avoir un esprit aussi calme que ce lac souterrain pour capter quelque chose d'aussi subtil que cette force vitale.
Voilà, j’ai d’un côté pas mal de développements en perspective, au niveau théorique; et de l'autre, je suis impatient de vivre personnellement cette expérience. Mais je ne me vois pas vraiment suivre la Voie tracée sans broncher.
A suivre donc...
Hari