Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...
18 Mars 2021
Notes de lecture de "Ma et Aïda" du 18/03/2021
Le 8ème texte est "Variations sur l'intervalle : Izumi Kyōka (1875-1939) et le théâtre Nō " par François Lachaud de l'École Française d'Extrême Orient.
Nota : La signification et l'usage de mes glyphes, comme le schéma général de l'Imaginaire du Sujet sont présentés ici: "Résumé"
☯[∃]𓁝⇅𓁜[⚤]𓁝⇅𓁜[#]𓁝⊥𓁜[♲]𓁝⇆𓁜[∅]☯𓂀 (1)
- De la lecture de ce texte se dégage un sentiment de familiarité, dû sans doute au fait de retrouver un auteur Français, qui me fait peut-être ressentir toute l'épaisseur de ma propre (in)culture comme "entre" nous, plus encore que "entre" France et Japon...
- Comment cela ?
- Avec toute la subtilité d'un universitaire sirotant son thé à la terrasse du Flore, l'auteur te prépare lourdement aux subtilités de sa pensée. Un maître de thé Germanopratin...
- Je te sens agacé ?
- Non, un peu las peut-être d'une certaine fatuité franchouillarde... Bref, pour couper court à mes états d'âme, je surfe sur le net pour me faire une vague idée de l'histoire du théâtre Nō, en commençant par Wikipedia, n'en déplaise aux puristes, pour me rendre compte immédiatement de toute la distance qui me rendra cette culture Japonaise étrangère à jamais !
- Tu baisses les bras ?
- Non, car la forme même de cet "entre" culturel, ce déchirement Orient/Occident permet sans doute de mieux se tâter et retâter à l'humaine nature qui nous est commune ! C'est un peu comme la vision binoculaire : le relief est d'autant mieux rendu que les deux yeux sont écartés.
- Par exemple ?
- Eh bien, sans être touché intimement par la beauté de ce spectacle, je peux m'en approcher petit à petit, comme on pèle un oignon pour arriver au germe central.
1/ Il y a déjà une couche très externe, qui serait historique.
Il n'y a certainement pas de hasard, car j'y ai été sensible, juste après avoir écrit "Entre le Sujet et l'Autre" que je terminais par un rapprochement entre les formes d'échanges et la stratification ternaire des sociétés Indo-Européennes :
"... il y aurait donc essentiellement 3 niveaux d'échanges interpersonnels:
- Oui, je pense que l'on peut structurer ainsi nos échanges, d'ailleurs, tu remarqueras que ceci recoupe tous les schémas trinitaires que tu retrouves dans la pensée indo-européenne, selon Dumézil, avec les 3 ordres de l'ancien régime :
Or, le théâtre Nō, s'est développé grâce à l'appui des Shoguns, à partir de deux sources :
Autrement dit, tu retrouves dans cette genèse la confluence au niveau de la noblesse de courants venant l'un du haut (le clergé) et l'autre du bas (le tiers état).
- Où cela te mène-t-il ?
- Je fais le rapprochement avec cette remarque de Paul Claudel disant en gros que le théâtre Nō représente la transformation d'un Sujet (le Shite ou "celui qui agit") quand le théâtre Européen représente une action (je ne retrouve plus la citation exacte).
Or, si j'en reviens au rapprochement que j'ai fait, la noblesse renverrait au niveau Imaginaire [#]⊥𓂀, préoccupée de questions d'appartenance, quand l'Imaginaire populaire [⚤]⇅𓂀, s'attacherait plus à l'action, au "drame".
Ce qui m'amène à m'interroger sur la nature d'une "transformation" du Sujet :
ne pourrait-on pas dire que le théâtre Nō représente une transformation♲ par un changement de catégorie#?
- D'où l'intérêt particulier des nobles de haut rang (et le Shogun en personne) pour ce type de représentation ?
- C'est une thèse...
2/ La structure binaire d'une pièce Nō:
"Le Nō comporte traditionnellement deux actes (ba), l’un d’exposition, l’autre d’action. Le shite, acteur dans la première partie devient danseur dans la seconde, ce que souligne le changement de costume plus somptueux alors. Ce changement de rôle correspond dans la pièce à une transformation de l’aspect du shite, à la révélation de sa véritable forme par l’entremise du waki : on distingue ainsi le «shite d’avant» (mae-shite) du «shite d’après» (nochi-shite)." Wikipedia
La rupture avant/ après est très nette, marquée par un changement de registre (dialogue/danse), de costumes, etc... Par ailleurs, on retrouve une autre dualité entre le shite et son comparse, le waki. L'un, magnifique, évoluant sur le devant de la scène, l'autre discrètement accroupi dans un coin. Je vois le waki comme le reflet du shite, nécessaire à sa transformation...
- Tu ne vas pas nous replacer ton couplet sur le stade du miroir ?
- Écoute, c'est très tentant, non ? Ce stade du miroir nous renvoie lui aussi au niveau [#]⊥𓂀 de l'Imaginaire... Vois comme tout ceci entre en résonance...
- N'y a-t-il pas un intermède entre deux actes ?
- Si le "ai", souvent occupé par un personnage secondaire comique le kyōgen-shi, mais j'en sais trop peu pour t'en dire plus.
- Soit, nous assistons donc à une transformation du personnage, que tu nous présentes comme un "changement de catégories", dans un récit [#]⊥𓂀, et c'est tout ?
- C'est ce qui me saute aux yeux, de prime abord, mais il y a certainement une approche plus "dramatique" au sens d'action [⚤]⇅𓂀: il peut s'agir d'une assomption (tel un vieillard qui se révèle être un dieu), ou d'une déchéance (tel un guerrier mort au combat qui raconte sa vie dans l’ashura, l'enfer des guerriers).
Par ailleurs, la transition entre l'état du premier acte et celui du second, se marque également par la différence entre le pont par lequel les acteurs entrent en scène et la scène elle-même délimitée par 4 piliers.
Si tu t'en souviens, ce pavillon carré renvoie immédiatement à ce que nous avions vu du Ming t’ang Chinois (voir "Convergences"):
"C’est une Maison du Calendrier, où l’on voit comme une concentration de l’Univers. Édifiée sur une base carrée, car la terre est carrée, cette maison doit être recouverte d’un toit de chaume, rond à la façon du Ciel. Chaque année et durant toute l’année, le souverain circule sous le toit. En se plaçant à l’orient convenable, il inaugure successivement les saisons et les mois...".
Les Japonais ont oublié de faire le toit rond, mais il subsiste néanmois au-dessus de la scène du théâtre.
Or donc, les deux "actes" se déroulent dans cet "espace-temps" ou Ma, qui est l'essence même du présent, synchronique, lieu des échanges, entre spectateurs et acteurs, entre danse et musique, entre shite et waki, quand les liens diachroniques "entre" actes, sont les passages allers-retours du shite par cette passerelle hors scène, pour aller de «shite d’avant» (mae-shite) à «shite d’après» (nochi-shite).
3/ Entre ces deux couches, une autre médiane : la journée de Nō :
"Les pièces sont le plus souvent classées par sujet en cinq catégories, qui régissent leur ordre de représentation dans le programme d’une journée de nô. Lors des représentations importantes, notamment au Nouvel An, le spectacle débute par un sixième type de pièce, l’Okina ou la danse du vieillard à la charge religieuse forte. Les six catégories sont :
De façon générale, les pièces de la quatrième catégorie (nô variés) sont des nô du monde réel (genzai nō), les autres catégories relevant des nô d’apparition (mugen nō)." Wikipedia
Je ne peux manquer de faire le rapprochement avec les 5 niveaux de l'Imaginaire [∃], [⚤], [#], [♲], [∅], bordés par le Réel ☯𓁜 et le Symbolique 𓁝☯, pour y retrouver un autre parallèle que nous avions fait avec les chakras (voir "Imaginaire et chakras"). Il y a bien dans l'organisation même de la journée de spectacle, l'idée d'un passage du sublime, à la limite haute du terrestre, vers sa limite basse, marqué par un rythme de l'action et du chant plus rapide.
De plus, entre ces "tableaux" synchroniques qui constituent cette série de représentations [#]⊥𓂀, s'intercalent 4 pièces de kyōgen, théâtre comique et populaire, plus dynamique, [⚤]⇅𓂀. Comme le note l'auteur, c'est le pendant, au niveau de la journée, du rôle du "ai" entre les 2 actes du Nō, qui "meuble" ou "agrémente" le passage diachronique.
Bref, tout ceci me semble extrêmement structuré, et d'une façon qui, quoique exotique, n'est pas si lointaine de la représentation que nous pouvons nous faire, ici en Occident, de la structure de notre Imaginaire...
- Avoue que c'est très rapide et superficiel !
- Bien entendu, je cherche juste à faire quelques points de capiton afin de raccorder comme je le peux mon Imaginaire à celui d'un Japonais sensible à la beauté du théâtre Nō... Et l'exercice ne me semble pas impossible.
Par exemple, ce 6è thème, celui de la danse du vieillard, joué lors du Nouvel An, renvoie immédiatement au renouvellement des saisons, lorsque la fin de l'hiver annonce le printemps, et donc à la circularité même du mouvement que nous venons de voir, dans un récit [♲]⇆𓂀...
- Il y a aussi l'agencement général d'une journée de Nō comme la structure interne de chaque pièce, qui suivent tous deux un rythme ternaire, principe essentiel du jo-ha-kyū (littéralement : introduction, développement, conclusion), dont tu n'as pas parlé.
- Il faudrait en parler en connaissance de cause, et je crains d'être trop ignare en la matière... Quoique nous en ayons relevé la trace dans le développement historique de cet art...
Mais restons-en à ces quelques réflexions liminaires pour en arriver à ce qui a retenu mon attention dans le texte de l'auteur, à savoir l'intérêt de certains auteurs Japonais pour la Passion du Christ.
Le 19/03/2021 :
- Je relis ce matin le texte de François Lachaud, et je m'en veux de l'avoir maltraité en début d'article : il est vrai qu'il s'est donné un obectif impossible à atteindre, celle de rendre un Occidental sensible à la beauté de l'oeuvre d'Izumi Kyōka, ce qui motivait une introduction que je comprends un peu mieux...
- Corrige ton texte...
- Non : ce blog est avant tout mon journal intime, gardant la trace de mes errements, et je veux me souvenir de mon évolution au fil de mes relectures.
Ce que dit Lachaud du Ma et de ces variations dans l'oeuvre de Izumi Kyōka et du Nō mérite d'être lu, et je t'y renvoie directement, pour me focaliser sur le point qui avait attiré mon oeil lors de ma première lecture: l'accueil fait au Japon du sacrifice dans la tradition Chrétienne.
J'ai beau lire et relire ce que l'auteur nous décrit de l'oeuvre de Kyōka, à partir d'un texte d'une grande importance au Japon "Lanternes du chant" renvoyant à une pièce très connue du théâtre Nō, j'ai le sentiment que les Japonais n'ont pas compris l'essence même du sacrifice...
- Pour une fois ce serait l'Occident mystérieux au regard du Japon?
- Ce que Lachaud nous en dit, m'invite à cette interprétation, car il en parle en termes d'esthétique et de modernité !
"La passion du Christ devait inspirer nombre d'écrivains de l'ère Meiji (1852-1912) [...] et il ne fait aucun doute que Kyōka fut influencé par ce type de récits et d'iconographie mêlant violence et beauté. La torture du rédempteur (plus précisément de la rédemptrice) - Omie dans le récit - doit être aussi cruelle que belle pour susciter la compassion plutôt que l'effroi, la tendresse et non la répulsion. Cette dimension sacrificielle des héroïnes de Kyōka, pour s'inspirer souvent des héroïnes du nō, ne se résume pas à celui-ci, il y ajoute la dimension moderne du sacrifice chrétien tel que purent le concevoir les Japonais de son temps qui ne s'étaient pas pour autant convertis aux "dieux étrangers". p. 183.
Cet accueil de la Passion du Christ manque complètement son essence qui est d'être le principe même du mouvement et de la transformation. C'est ce que Lévi-Strauss nous livre dans sa forme canonique des mythes (FCM) (voir de toute urgence "Le point #3" si ce n'est déjà fait !).
En cela, la Passion du Christ n'a rien de neuf ! C'est au contraire la trace immémorielle de notre façon de surmonter un dilemme et d'évoluer. On retrouve le procédé dans le mythe d'Isis et Osiris, comme dans les sacrifices Aztèques, ou chez les Jivaros avec le mythe de la potière jalouse ! Procédé tellement ancré dans notre inconscient que Lévi-Strauss, en manière de parodie du mythe d'Œdipe, si cher à Freud et son ami Lacan, en retrouve la structure dans une pièce de Labiche "Un chapeau de paille d'Italie".
N'en retenir que l'esthétique, c'est manquer totalement le concept, et y voir un apport "moderne", au lieu d'en retrouver la trace dans la culture Japonaise pose question...
- Pose question à qui ?
- Aux Japonais !
Je veux bien comprendre tous les délices esthétiques liés au fait de rester dans "l'entre". Nous avons déjà vu que c'est intimement lié aux différents jeux possibles entre langue écrite et parlée, soit, et l'on peut certainement broder sur cette structure à l'infini, comme dans le théâtre Nō, en passant du «shite d’avant» (mae-shite) du «shite d’après» (nochi-shite). Mais dans cette structure, la transition reste en suspens faute d'être motivée.
- Cependant, Lachaud revient sur la structure ternaire du récit chez Kyōka comme dans le nō: jo, ha, kyû, ou "introduction", "développement/ accélération/ rupture", "conclusion". Ta transition est bel et bien dans cette "accélération".
- Il y a malgré tout ce découpage primitif en deux actes. L'introduction est dans le premier, quand le second regroupe les deux autres, avec la danse du «shite d’après» et la conclusion du waki... Je ne peux m'empêcher de faire un rapprochement avec les GRAFCET de ma jeunesse, où la transition était juste marquée du trait séparant deux états.
Tu ne peux pas te complère dans l'entre-deux (le Ma) ET progresser, ce qui me renvoie à mon impression initiale que le récit du Nō est de niveau [#]⊥𓂀, comme un jeu de miroirs sans évolution possible !
D'ailleurs tout dans le Nō renvoie à la fixité : fixité de la forme de la pièce, de la journée de Nō, du répertoire, de la transmission au sein d'un corps très réduit d'acteurs, de musiciens, de choristes, pour un public lui-même très restreint d'aficionados, lui-même très féminin, avec la connotation "yin" de réceptif et de conservateur, que cela entraîne...
Le besoin d'action, Yang, se fait sentir dans la représentation par des intermèdes plus dynamiques, tels que le ai entre les deux actes d'une pièce de Nō ou encore une pièce de kyōgen entre deux pièces de Nō. Mais le raccord entre les deux parties du spectacle n'est pas direct, tandis que le sacrifice est directement le principe de l'entre deux mythique, qu'il vienne des Jivaros ou de l'Europe christianisée... Le théâtre Nō s'attarde sur l'entre, quand le catholique baisse la tête lors de l'élévation de l'eucharistie...
- Il y a malgré tout cette iconographie, ces crucifix...
- Ça nous renvoie à des schismes très profonds au sein du christianisme, mais pour tout dire, la "représentation" du Christ n'est pas essentielle. Elle est là pour frapper les foules analphabètes, et reste absente des temples protestants, comme la représentation de la créature de dieu dans l'Islam, voire chez les Juifs l'interdiction de prononcer le nom divin... Le passage du terrestre au divin, comme tout changement d'état, procède d'une "initiation", expérience intimement personnelle et cachée des profanes, avec les caractères d'un sacrifice ou renoncement à la vie antérieure dans le "passage" ou l'entre.
En Orient, le principe du Karma, ou de la circulation du Qi insiste plus sur l'aspect conservatif de l'énergie. Le drame est rythmé par le temps du pendule en [⚤]⇅𓂀, quand ces principes de conservation♲ se pensent en [♲]⇆𓂀, d'où mon idée de situer le Ma [間] comme équivalent à [♲], voir "l'Espace-temps Ma". De ce fait, les ruptures ne sont pas du même ordre : dans une pièce de Labiche, les personnages font irruption sur la scène côté cours ou s'en échappent côté jardin pour modifier le cours de l'action, quand le shite prend tout son temps pour parcourir la passerelle menant à la scène.
L'image qui me vient est la suivante : l'Orient est une machine à vapeur et l'Occident un moteur à explosion.
- Je ne sais pas trop ce qu'en dirait un Japonais ?
- Libre au lecteur Japonais de faire ses commentaires, lecteur auquel je propose cette dernière réflexion: il y aurait une erreur de perspective pour un Japonais à considérer les apports de l'Occident comme une "modernité", c.-à-d. quelque chose venant en surplus ou "après"...
Toute l'approche Européenne, depuis la Renaissance et le Siècle des lumières, jusqu'à Michel Foucault en passant par Galilée et Descartes, a toujours consisté à creuser les fondations, et non rajouter des étages... C'est pourquoi nous parlons de "révolutions"... Comme la danse du vieillard dans le Okina marque un nouveau cycle...
Hari