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Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...

L'Homme quantique

Récoltes et semailles # 02

"Le Boogie-Woogie à Broadway" de Mondrian Couverture du tome 1 de
Récoltes et semailles

- Je ne sais trop pourquoi l'image (non référencée) de couverture du bouquin me rappelle ce tableau de Mondrian...

- Sans doute parce que Bourdieu en parlait à propos de la "distinction" (voir rep. α), autrement dit de l'habitus et plus fondamentalement de la formation du goût par la classe dominante. 

- Oui, tu dois avoir raison, car dès les premières pages, on sent chez A.G. une rébellion contre l'ordre établi et l'éducation reçue, dans le domaine des mathématiques qui est son terrain de jeu. Bourdieu parle du "bon goût" des bourgeois quand A.G. rejette les explications toutes faites. Rejet qui se cristallise autour de l'explication convenue du concept de volume.

En repensant à ma première prise de contact avec ce texte (voir #01) cette déclaration péremptoire :

«L’intuition du volume, disons, était irrécusable. Elle ne pouvait qu’être le reflet d’une réalité, élusive pour le moment, mais parfaitement fiable. C’est cette réalité qu’il s’agissait de saisir, tout simplement — un peu, peut-être, comme cette réalité magique de « la rime » avait été saisie, « comprise » un jour» p. 25

me reste malgré tout en travers de la gorge. J'avais tenté de minimiser la chose en pointant un "bémol"...

- De la taille de Platon tout de même...

- Oui, bon, j'avais envie d'avancer dans le texte, mais il faut bien malgré tout pointer mes réticences, et ce d'autant plus fortement qu'il s'agit de l'entrée en matière, autrement dit du texte le plus élaboré, celui qu'il a peaufiné en dernier pour introduire tout le reste.

Et là, ça éclate de partout : pourquoi est-il mathématicien ? Pour se colleter au Réel de la façon la plus violente possible. En maths, un raisonnement est correct ou faux, et tu peux balayer d'un revers de main toute la communauté si tu la mets en défaut par la raison, et A.G. a toutes les excuses pour penser qu'il est seul face à "la réalité", quand le physicien ne fait que s'en approcher. Attitude formalisée par Bohr et l'interprétation de Copenhague, contre Einstein lui-même d'ailleurs. 

- En bref il est matheux parce que c'est une tête de mule entêtée ?

- Ce n'est pas pour me déplaire, mais nous ne sommes pas ici pour faire de la psychologie de comptoir. Le plus grave est la portée philosophique de la chose. Il est fondamentalement Platonicien "par construction" de lui-même pourrait-on dire, quand il pense combattre les autres, coupables selon lui de reconstruire leur histoire pour nous présenter un "mythe" d'eux-mêmes !

- Il en est conscient :

« Au cours de la Promenade, il sera surtout question du travail mathématique lui-même. J’y reste quasiment muet par contre sur le contexte où ce travail se place, et sur les motivations qui jouent en dehors du temps de travail proprement dit. Cela risque de donner de ma personne, ou du mathématicien ou du « scientifique » en général, une image flatteuse certes, mais déformée. Genre « grande et noble passion », sans correctif d’aucune sorte. Dans la ligne, en somme, du grand « Mythe de la Science » (avec S majuscule s’il vous plaît !). Le mythe héroïque, « prométhéen », dans lequel écrivains et savants sont tombés (et continuent à tomber) à qui mieux mieux. Il n’y a guère que les historiens, peut-être, qui y résistent parfois, à ce mythe si séduisant. La vérité, c’est que dans les motivations « du scientifique », qui parfois le poussent à investir sans compter dans son travail, l’ambition et la vanité jouent un rôle aussi important et quasiment universel, que dans toute autre profession. Ça prend des formes plus ou moins grossières, plus ou moins subtiles, suivant l’intéressé. Je ne prétends nullement y faire exception. La lecture de mon témoignage ne laissera, j’espère, aucun doute à ce sujet.» p. 10

- Mouais , j'y verrais plutôt une coquetterie d'auteur... Dommage qu'il n'ai pas lu Thomas S. Kuhn, ça aurait pu l'aider à structurer sa réflexion en la matière. Mais laissons cela, il témoigne, après bien d'autres (Note 2) que l'acte de création brise le cadre convenu.

« Des consensus muets m’avaient dit, au lycée comme à l’université, qu’il n’y avait pas lieu de se poser de question sur la notion même de « volume », présentée comme « bien connue », « évidente », « sans problème ». J’avais passé outre, comme chose allant de soi — tout comme Lebesgue, quelques décennies plus tôt, avait dû passer outre. » p. 29

C'est tout à fait juste, mais l'on peut aller plus loin : l'acte en lui-même est indicible, et donc sans contexte, diachronique, entre deux états synchroniques, stables avant— 𓁝/𓁜 —après; et nous en avons discuté bien souvent, mais l'ironie tient à ce que l'essence de cette fracture se retrouve dans la forme canonique de la pensée mythique !

- Autrement dit le mythe est une façon de réparer le lien social ?

- Exactement : le mythe compris comme une histoire que l'on se répète est l'observable d'un acte (♢↓♧) de forclusion d'un lien social, comme la terre à poterie est le reste de la fracture du lien entre Engoulevent et le dieu Lune.

(a)- En bref, la pensée mythique est l'art du kintsugi ?

- Oui, la terre à poterie est l'or des Jivaros.

- Nous sommes bien loin du texte...

- Pas tant que cela car nous sommes ici au coeur même de l'idée de "volume" comme "quantité conservée" de quoi que ce soit. Le volume d'eau est ce qui se conserve lorsque tu le transvases, de même que l'or est ce qui trouve sa place dans les failles de l'objet rafistolé, ou la terre à poterie comme vestige d'un drame. Nous avons beaucoup à dire de ce volume auquel A.G. arrive par la théorie de la mesure de Lebesgue. (Note 1)

- Bon soit, merci pour cette mise en perspective, mais si tu avançais un peu ?

- Avant de clore cet article sur ces remarques, qui forment un tout, j'ajouterai que A.G. porte témoignage également de la pulsion qui le pousse à la recherche mathématique en termes sexuels :

« Mais, pour prendre un exemple au bout opposé, la passion d’amour est, elle aussi, pulsion de découverte. Elle nous ouvre à une connaissance dite « charnelle », qui elle aussi se renouvelle, s’épanouit, s’approfondit. Ces deux pulsions — celle qui anime le mathématicien au travail, disons, et celle en l’amante ou en l’amant — sont bien plus proches qu’on ne le soupçonne généralement, ou qu’on n’est disposé à se l’admettre. Je souhaite que les pages de Récoltes et semailles puissent contribuer à te le faire sentir, dans ton travail et dans ta vie de tous les jours. » p.10

Il rejoint en cela l'idée Lacanienne de "pulsion unaire", c'est-à-dire indifférenciée en son essence, avant de s'exprimer par différents canaux.

- En bref, une tension entre une attitude d'attente ou d'espérance 𓁝[∅] à combler par le passage à [∃]𓁜 ?

- Je ne te le fais pas dire.

Hari

Note 1 :

Je ne voudrais pas alourdir mon texte par ma propre présentation du concept de volume. Disons juste pour mémoire :

  • En mode ♧:
    • Au niveau [∃] : c'est la prise de conscience de son existence brut, au contact du Réel;
    • Au niveau [⚤] : c'est sa "représentation" et son "identification" au sens où, pour Socrate "toutes les abeilles sont semblables";
    • Au niveau [#] : c'est l'enveloppe, ou l'aspect géométrique;
    • Au niveau [♲] : c'est la "quantité conservée", liée à des "symétries"
  • En mode ♢ : de façon générale, on passe de l'objet "en soi" aux relations de l'objet à son environnement.
  • En mode ♡ : la notion de "quantité conservée" se rattache au triptyque de Noether, avec les concepts de "symétrie" et "d'indétermination".

En ce sens le passage direct [⚤]↓[⚤]♧. vu comme un "oubli" ou une forclusion des liens de l'objet à son environnement, laisse la trace d'une certaine consistance associée à ce qui venait juste de frapper l'Imaginaire en [⚤] via [∃]. C'est assez simple à repérer en physique (voir "le discours du physicien"), facilité rejetée précisément par A.G. qui n'accorde aucun intérêt à la physique.

D'où chez A.G. une recherche :

"L’intuition du volume, disons, était irrécusable. Elle ne pouvait qu’être le reflet d’une réalité, élusive pour le moment, mais parfaitement fiable."

qui à mon sens est vouée à l'échec : le concept de "volume" est mis là pour boucher un vide, comme l'or bouche les trous d'un vase brisé dont la structure idéale nous échappe à jamais. C'est ce qui me fait dire que A.G. est irrémédiablement Platonicien; les mathématiques ont pour lui la consistance du royaume des idées pour Platon.

- Mais si tout objet est le produit d'une création mythique, qu'est-ce que tu pourrais dire du mythe que A.G. est en train de nous délivrer ?

- Son rejet de tout lien avec la communauté mathématique va donner sa théorie ou discours sur les topos, comme l'or philosophale d'un  travail mathématique.

- En bref c'est le mythe du héros, seul contre tous, pourtant il s'en défend avec vigueur :

« L’homme qui, le premier, a découvert et maîtrisé le feu, était quelqu’un exactement comme toi et moi. Pas du tout ce qu’on se figure sous le nom de «héros», de «demi-dieu» et j’en passe. Sûrement, comme toi et comme moi, il a connu la morsure de l’angoisse, et la pommade vaniteuse éprouvée, qui fait oublier la morsure. Mais au moment où il a « connu » le feu, il n’y avait ni peur, ni vanité. Telle est la vérité dans le mythe héroïque. Le mythe devient insipide, il devient pommade, quand il nous sert à nous cacher un autre aspect des choses, tout aussi réel et tout aussi essentiel.Mon propos dans Récoltes et semailles a été de parler de l’un et de l’autre aspect — de la pulsion de connaissance, et de la peur et de ses antidotes vaniteux. Je crois « comprendre », ou du moins connaître la pulsion et sa nature. (Peut-être un jour découvrirai-je, émerveillé, à quel point je me faisais illusion…) Mais pour ce qui est de la peur et de la vanité, et les insidieux blocages de la créativité qui en dérivent, je sais bien que je n’ai pas été au fond de cette grande énigme . p.12
[...]

Le récit d’une aventure intérieure ne peut être fait que par celui qui la vit, et par nul autre. Mais alors même que le récit ne serait destiné qu’à soi-même, il est rare qu’il ne glisse dans l’ornière de la construction d’un mythe, dont le narrateur serait le héros. Un tel mythe naît, non de l’imagination créatrice d’un peuple et d’une culture, mais de la vanité de celui qui n’ose assumer une humble réalité, et qui se plaît à lui substituer une construction, œuvre de son esprit. Mais un récit vrai (s’il s’en trouve), d’une aventure telle qu’elle fut vécue vraiment, est chose de prix. » p. 26

- Et ça t'étonne ? Il est effectivement très conscient du danger, ce qui ne veut pas dire qu'il puisse l'éviter, puisque, comme nous l'avons vu, il s'agit d'un mécanisme absolument universel !

- Soit, mais tu nous balades à plaisir du kintsugi japonais à l'alchimie occidentale, à propos d'un homme qui lutte désespérément contre l'ordre établi, est-ce une provocation ?

- Un peu, oui... Nous ne sommes que des bricoleurs, n'oublie jamais cette formule de Lévi-Strauss, et tu peux affiner tant que tu peux les outils intellectuels que tu utilises pour construire une théorie, ce n'est jamais que du ravaudage, de l'algèbre au sens étymologique de  al-djabr, de "réduire", comme on réduit une fracture... ou que l'on répare un bol brisé.

Note 2 :

Nous ne sommes pas ici pour étaler la confiture, mais d'aucuns se souviendront sans doute de:

  • Archimède et son "eurêka";
  • Descartes au coin du feu, «Le 10 novembre 1619 lorsque rempli d'enthousiasme je trouvai le fondement d'une science admirable…»";
  • Pascal et sa « nuit de feu » du 23 novembre 1654;
  • Hamilton en balade familiale le long du Canal à Dublin le 16 octobre 1843, découvrant la formule du quaternion qu'il s'empresse de graver  sur le Brougham Bridge;
  • Heisenberg et sa "Nuit d'Heligoland" du 23 septembre 1925 au cours de laquelle il a élaboré les idées fondamentales de la mécanique quantique,

Sans oublier le commissaire Bourrel et son "bon sang, mais c'est bien sûr!" de mon enfance.

(a)

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