Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...
24 Avril 2015
L’audition de cette présentation de Bernard Friot m’a laissé un sentiment partagé : d’une part j’étais en phase avec lui dans sa lutte contre le rabaissement des hommes à leur valeur de marchande ; mais d’autre part, les moyens théoriques utilisés me semblaient bien faibles. Un juge aurait dit qu’il était fondé dans son action, mais débouté par la non-pertinence des moyens avancés pour la cause.
Cette lecture que je vous propose n’a donc pas pour but de rejeter le discours de Friot, mais de le remettre dans une perspective plus solide, tout au moins à mes yeux. Voir également le précédent billet sur le "le préconscient social", auquel je me réfère implicitement.
Un mot liminaire :
J’ai relevé dans son discours que depuis Marx, il était établi que toute approche structuraliste, ou fonctionnelle était disqualifiée par la dialectique : les choses ne s’arrangent pas comme une belle mécanique bien huilée, mais par confrontation, oppositions. Or, je m’applique depuis un certain temps déjà à montrer qu’il est possible de structurer une situation conflictuelle et de garder au sein de la structure cette indétermination que l’on voit dans toute action humaine. J’ai même approfondi la démarche pour y voir, au niveau social, le reflet de ce qui apparaît en physique quantique comme une « indétermination ». Autrement dit, la démarche que je propose, tout en étant structuraliste, prétend rendre compte de l’aspect dialectique des rapports humains, tout en les structurant de façon cohérente et intelligible.
Considérez cette relecture comme un exercice applicatif de cette démarche.
Friot s’attache à la différence entre activité et travail. Par exemple, si j’accompagne ma fille à l’école, j’exerce une activité socialement reconnue, mais ce n’est pas un travail. Par contre, si sa nounou, le fait, alors, c’est un travail, dans le domaine marchand, et je la paie pour cela.
C’est tout à fait juste, et je me demandais même s’il était nécessaire de s’appesantir sur la chose. C’est en voyant Friot insister pour le dire, que je me suis rendu compte que ceci n’allait peut-être pas de soi pour tout le monde. C’est pourquoi, il peut être intéressant de théoriser un peu plus cette différence.
Au sein d’un corps social, chacun de ses membres occupe une place particulière. Dans les sociétés primitives, ceci est particulièrement marqué : chacun se définit par sa caste, son nom, son rôle (fils de untel) etc. Autrement dit, c’est la société (en position ex post) qui assigne les rôles et reconnaît, définit les individus. Par rapport à ce poids social, l’individu ne peut pas grand-chose : il est ; par rapport à la société, en position ex-ante (c’est la pensée mythique). Cette reconnaissance de l’individu est par essence « structurelle ». Et l’activité d’un individu est valorisée en fonction de sa position sociale. Il s’agit d’une détermination structurelle. Lorsque j’amène ma fille à l’école, c’est une activité socialement reconnue comme utile : je participe à l’éducation d’une future citoyenne ; j’aide à la perpétuation de la société. Pour reprendre le schéma global d’une société, présentée dans mon dernier billet (le préconscient social), je suis au niveau « politique ».
Par contre, lorsque je paie la nounou pour qu’elle accomplisse ce qui devient son travail, il s’agit d’un accord entre elle et moi, au niveau marchand : je consomme, elle produit. Vous l’aurez compris, je me situe alors au niveau « gestion » de mon schéma d’ensemble.
C’est dire qu’il y a entre les notions d’activité et de travail un saut diachronique, avec toutes les conséquences logiques en découlant ; qui orientent la stratégie des acteurs, en fonction de leurs positions relatives.
Par la suite, j’écrirai Ip pour « niveau politique » et Ig pour « niveau de gestion » ou « niveau marchand » ; avec bien entendu Ip > Ig.
Relations entre activité (niveau Ip) et travail (niveau Ig) :
Il faudrait en premier lieu définir ce que l’on entend par « valeur de quelque chose ».
La valeur est un jugement réflexif sur un objet, autrement dit, il y a de l’un à l’autre la différence qui sépare synchronie / diachronie.
Quelle action diachronique pourrait s’alimenter de la répétition des transactions marchandes qui font la vie même de notre niveau de gestion Ig ?
La théorie marginaliste de la valeur donne une réponse intéressante à cette question : la valeur d’une marchandise (ou d’un service) s’établit lorsqu’il y a équilibre entre l’offre et la demande.
Ce qui nous intéresse ici, en premier lieu, c’est la distinction qui va s’établir à force de répétitions entre le bien lui-même, objet de transactions entre individus d’une part, et la valeur attribuée à cet objet d’échange d’autre part. Autrement dit, si l’on procède à une série d’échanges (une répétition d’actes synchroniques), on arrive à déterminer la « valeur » moyenne d’une transaction : on passe d’une action particulière à un jugement d’ensemble. C’est dire qu’entre la marchandise et sa valeur, il y a une rupture d’ordre diachronique. Pour se référer à une monnaie, là encore, il faut comparer des séries de séries : pour échanger des pommes contre des bananes, il faut un terme commun de comparaison, la monnaie, qui exprime leur « prix » respectif. Le concept de « monnaie d’échange » au sein d’une société se construit de la même façon que le concept d’« objet » pour un individu, à force de répétitions.
Maintenant, qu’en est-il du mécanisme, de la dynamique propre à l’économie ? Là encore, nous pouvons nous laisser guider par la doctrine marginaliste : la valeur d’un bien est fonction de sa rareté.
Qu’est-ce que la rareté ?
Si je regarde ma bibliothèque en face de mon bureau, où je range mes livres. Elle est composée de trois rayons, d’une contenance de quarante livres chacun. Si, dans cet espace, je n’ai rangé qu’une dizaine de livres, on peut dire que les livres y sont rares. Si je cherche un livre, parmi cette dizaine d’ouvrages exposés, mon choix est restreint, et je risque d’être en manque. Maintenant, si je cherche à y ranger un nouveau livre, la place y est abondante et je n’aurais aucun mal à le ranger. Donc rareté ou abondance sont relatives à mon point de vue (acheteur ou vendeur), comme à mes critères personnels de manque ou d’abondance. Mais quel que soit mon jugement, la notion de rareté est essentiellement un concept « synchronique », comme ceux d’espace ou d’information.
Par contre, la « valeur » que j’attribue à la « rareté » de mes livres, est un jugement, de valeur précisément, donc diachronique, comme la stabilité est une notion diachronique en référence à l’information, ou le temps, en référence à l’espace. C’est dire que la mécanique économique est elle aussi basée sur une distinction du type : répétition synchronique des transactions / émergence diachronique de la valeur.
Alors le pôle Symbolique auquel porterait l’instinct de survie livré à lui-même dans un monde restreint à son horizon marchand (notre niveau Ig), serait marqué par une aspiration à la richesse, ou l’argent ou une quelconque « monnaie d’échange ». Les marchandises, au pôle Réel sont multiples, la monnaie d’échange, au pôle Symbolique est unique, et là encore le passage du Réel au Symbolique répond à une aspiration « unaire » qui est partout à l’œuvre.
Donc, cette mise au point étant faite, revenons à nos valeurs, soit d’usage, soit économique.
Et c’est là où nous rejoignons Friot : cette valorisation doit donc être vue au niveau supérieur. Or, deux cas se présentent :
Vous voyez, qu’ici encore, il y a un gap diachronique entre les deux notions, mais, si l’on peut dire, orthogonales aux premières :
La théorie marxiste rapporte la valeur du travail à une rémunération du temps loué à l’employeur.
Tout d’abord il y a une erreur de fond dans cette définition qui tient à ce que la valeur attribuée au travail dépend de qui définit cette valeur. Donc, on ne peut parler d’une valeur « en soi », pour deux raisons fondamentales et concomitantes :
1/ C’est un concept diachronique, donc :
2/ Le temps n’est pas un objet (i.e. n’est pas synchronique.) mais un concept diachronique
Cette définition marxiste est donc théoriquement erronée. Ce qui se retrouve d’ailleurs dans la pratique.
Pour l’ouvrier à la chaîne, par exemple, le cas le plus simple : ce qui est compté, ce sont les « unités d’œuvre » qu’il fabrique dans un temps donné. C’est sa production, qui est la trace quantifiable, observable (synchronique) de son activité qui est comptée. Dire que l’on paye quelqu’un un « salaire horaire », sous-entend qu’il puisse réaliser en une heure ce que le pointeur a déterminé. C’est le travail en miettes de Taylor.
Pour les tâches moins répétitives, le salaire n’est plus directement lié au temps passé ; c’est d’autant plus vrai que l’on s’élève dans la hiérarchie d’une organisation.
On ne peut pas découper, isoler le temps qui passe, ou se repasser une séquence de sa vie : on ne peut donc pas le monnayer. Ce que l’on monnaye, c’est l’usage de sa force de travail et qui se retrouve objectivée dans l’œuvre livrée.
Ce qui doit être recherché, c’est l’objet de la répétition au niveau synchronique considéré ; à partir de quoi va se constituer sa valeur (principe de répétition.)
Donc « valoriser le temps », n’a pas de sens.
C’est pourquoi je privilégie l’approche marginaliste, qui garde, justement cette notion de répétition des transactions (achat/vente) comme base répétitive (synchronique) d'une valorisation (diachronique).
Ceci relativise ce qu'avance Bernard Friot dans ses conclusions :
=> en limitant l'analyse au niveau Ig, on néglige les plus importants ressorts psychologiques de l'action humaine
=> Oui, mais il faut y voir une action diachronique Ig => Ip
=> Oui, mais il faut distinguer une évolution interne à un niveau synchronique (Ip ou Ig) et une réelle subversion diachronique Ig => Ip
Comme vous le voyez, pour penser évolution ou révolution sociale, il importe de considérer cette structuration par niveaux, ce qui dépasse la pure dialectique marxiste. Oups...
J’espère ne pas avoir été trop indigeste : c’est évident pour moi, pas sûr que cela passe la rampe !
Ce n’est qu’un début....
Hari