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Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...

L'Homme quantique

De la violence

De la violence

Je délocalise ici un billet écrit sur le blog Mediapart, pour ne pas en perdre la trace.

Et aussi pour approfondir entre nous ma réflexion. Car, c’est un fait : je ne me suis jamais préoccupé de la violence en tant que telle. Il y a bien entendu la violence directe : celle de deux boxeurs en face-à-face sur un ring. Ils sont dans un échange (synchronique) et si l’on fait abstraction des motifs qui les poussent à monter sur le ring, disons qu’il y a une médaille à gagner et deux concurrents pour l’obtenir. En ce sens, on pourrait peut-être retrouver l’analyse de René Girard : la violence naîtrait du mimétisme. Bon, peut-être.

Mais ce n’est pas le plus intéressant, et là, nous entrons au cœur du billet:

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Comme toujours, mes lectures (actuellement la bureaucratie de David Graeber) comme mes promenades sur les fils de discussions de ce blog Mediapartien (les dernières concernant René Girard), m’amènent à tourner autour d’un thème qui se détache, aujourd’hui : la violence.

Je suis toujours mal à l’aise avec les substantifs. Car un substantif est le résultat d’un processus intellectuel dont les traces sont effacées.

Si je reçois un coup, il y a d’abord un choc : le choc du réel, qui s’impose à moi. Ensuite, ce choque résulte d’une action, d’un mouvement que je détecte : il y a un avant et un après, un hiatus dans le discours. Une violence c’est, pour moi, une modification d’état, une mutation dont la cause m’échappe. Enfin, prenant du recul, je considère l’ensemble de ces occasions que je peux lier entre elles pour leur coller une étiquette : « la violence ».

Vous voyez donc que parler du concept de violence implique un sacré recul par rapport au vécu.

Le gros défaut d’une telle « objectivisation », c’est qu’elle supprime du même coup mon rapport à la violence.

Avant d’en revenir à ce qu’en disent Pierre, Paul ou Jacques, il faudrait justement me (vous) resituer par rapport à cette « violence » : en retrouver la dynamique.

Il y a, certes, une infinité de situations où je pourrais me sentir agressé, limité dans mes possibilités d’action, ou d’esquives, voire mes possibilités de survivre. Mais je peux au moins tenter d’y mettre un peu d’ordre en me situant tout d’abord dans l’organisation sociale.

Je vous propose le schéma général suivant (c’est un exemple).

  • Je (disons : « ASN - élément ») suis
  • dans un groupe particulier (soit : « Groupe ». Par exemple une entreprise ou bien un groupe religieux, ou une communauté quelconque, basée sur la couleur, ou l’orientation sexuelle, ou tout ce que vous voudrez).
  • Le Groupe est lui-même inséré dans une société, ce peut être une nation, ou une culture (soit : « Société »).
  • Nous dirons également que la Société dans son ensemble répond à un idéal commun (soit « S » pour Symbolique). Cet idéal peut être d’ordre religieux, racial, politique, ou là encore, toute aspiration commune partagée.

Bien entendu, il s’agit d’un schéma élémentaire, mais suffisant pour avancer un peu. Pour simplifier la discussion, je propose la notation suivante :

ASN - individu < Groupe < Société < S

Maintenant, revenons à la violence. Qui m’agresse, et pourquoi ?

1/ Ce peut être une agression par un égal : un autre élément, comme moi, au sein du même groupe. Je suis agressé, parce que c’est moi, et parce que c’est lui ;

2/ Ce peut être en vertu de mon appartenance à un groupe, l’action étant conduite par un autre groupe : par exemple une bagarre de rue entre bandes rivales ;

3/ Ce peut être en vertu de mon appartenance à une société, l’action étant conduite par une autre société : un état de guerre symétrique.

Ces trois cas se caractérisent par une symétrie entre l’agresseur et l’agressé. Et si l’on discute de l’agression d’un individu par un autre, d’un groupe par un autre ou d’une société par une autre : nous sommes dans un discours synchronique (un seul niveau imaginaire Ik)

Mais, hormis le premier cas, toutes les autres agressions sont, pour l’individu en bout de chaîne, dissymétriques.

Par exemple :

4/ un élément est le bouc émissaire de sa propre communauté. L’action est descendante : Groupe => individu. Exemple : les albinos dans certaines ethnies africaines

5/ un élément isolé est attaqué par un groupe adverse : Groupe => individu. Exemple : une bande organisée s’attaque à un individu dans la rue

6/ un élément isolé est attaqué au sein d’une société en raison de son appartenance à un groupe : Société => Groupe => Élément. Exemple : la rafle du Vel d’Hiv.

Dans tous ces exemples, la contrainte est descendante : Ik + 1 => Ik ; D’une façon générale : le niveau supérieur restreint la liberté du niveau inférieur. Et c’est une conséquence assez générale du discours : les axiomes d’Euclide restreignent le discours en géométrie.

Dans tout ce que nous venons de voir, le discours (dont découlent les actes) de l’oppresseur est toujours tenu en position ex post, par rapport à l’opprimé.

En fait, la violence est plus complexe car l’oppresseur s’appuie sur une interprétation de ce qui le dépasse, du niveau supérieur, voire, à la limite, de son système symbolique.

Par exemple : l’État français, pendant l’occupation, interprète la demande allemande et arrête les enfants juifs en même temps que les parents, outrepassant l’ordre. De même, lorsqu’en Espagne, les juifs forcés de se convertir (le marranisme), surjouent leur nouveau rôle au sein de la communauté marrane, et travaillent plus ostensiblement le samedi que les chrétiens. C’est bien évidemment tous les cas où un sacrifice est demandé par un chef au nom de Dieu.

Mais ce peut-être plus subtil. Le discours d’un prêtre bienveillant qui « discerne pour toi » que tu devrais t’occuper de telle ou telle mission. C’est également de Gaulle qui, en réponse à quelque barbouze venu aux ordres, répond : « faites votre devoir ».

Dans tous ces cas l’oppresseur justifie son propre rôle par un discours qu’il attribue au niveau supérieur ; mais la bascule ex ante / ex post, qui détermine sa liberté propre est bien à son niveau.

En regardant plus attentivement chaque cas possible, on trouverait toujours, me semble-t-il, à un certain niveau imaginaire cette bascule dans le discours où s’exprime ainsi la liberté de l’oppresseur.

Et c’est sans doute dans ce contexte qu’il faudrait recadrer la violence institutionnelle dont parle David Graeber dans « bureaucratie ». Le bureaucrate multiplie les tracasseries pour répondre à une injonction supérieure : tous doivent être traités de façon équitable.

Je n’ai fait qu’effleurer le sujet, bien entendu, mais cette mise en perspective me semble rendre assez simple l’analyse de Graeber. Par contre, je ne retrouve pas vraiment celle de René Girard. Sans doute parce que la présentation précédente s’exprime (il faudrait développer) en termes de pulsion (concept diachronique) et libido (concept synchronique) ; notions étrangères à l’auteur… Pour en discuter.

PS : un autre grand volet, un autre billet sans doute aurait pour sujet la violence révolutionnaire.

Il s’agit là, pour un groupe de renverser le niveau supérieur (toujours en interprétant un niveau symbolique : au nom d’un idéal transcendant) :

Dans ce cas : Groupe => Société => S

Il s'agit d’une action ex ante, qui donc suit la structure canonique du mythe. Avec un acte sacrificiel pour asseoir la subversion de l’ordre établi, c’est-à-dire le mouvement suivant :

  • État révolutionnaire :
  • G0 <= Société < S1: l'ordre établi suit le paradigme S1
  • G0 < S2 : émergence d'un nouveau paradigme au sein de G0
  • Subversion d'un paradigme par un autre : S1 => S2
  • Victoire : le groupe prend les rênes : G <= G0 = Société < S2

On voit bien, d’une part le détour symbolique nécessaire pour que la subversion de la Société par G0 puisse advenir, et d’autre part, que le groupe G0, en prenant les rênes du pouvoir (bascule ex ante / ex post) doit, par nécessité organisationnelle, se couper de sa base… Et Bonaparte devint Napoléon… C’est dire, entre autres, qu’un " accord sur un programme" est totalement insuffisant : un changement de régime passe par un renouveau symbolique (pas des textes récités, dans la tête, mais une pulsion, dans les trippes.)

Le rêve de la gauche, c’est de garder sous contrôle les dirigeants. Le problème étant que le rapport Ik => Ik + 1 est lent, et porte de la multitude vers l’unité, tandis que le rapport inverse Ik + 1 => Ik est par construction direct et rapide. Il y a nécessairement rupture, disjonction, changement de rythme d’un niveau à l’autre, et de l'un à l'autre, un jeu, un espace de liberté (une certaine indétermination dans ces mouvements diachroniques.)

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Je vous invite à réfléchir à ceci:

les axiomes d’Euclide restreignent le discours en géométrie.

Effectivement dire que deux droites parallèles ne se coupent jamais (en Ik+1) impose (en Ik) que dans l'infinité des triangles que vous pouvez concevoir, la somme des 3 angles fera toujours 180°. Et si je cherche une façon un peu général de le dire, j'arrive à ceci:

le niveau Ik+1 restreint les virtualités d'existence du niveau Ik aux potentialités qu'il détermine.

Et la violence est là, me semble-t-il: ma liberté est conditionnée par quelque chose qui m'échappe. La seule échappatoire, c'est, comme l'a expérimenté M° Vergès dans les prétoires, une stratégie de rupture; de remise en cause du niveau Ik+1, par le niveau Ik, en faisant appel à des concepts d'ordre supérieur (de Ik+2 à S, niveau symbolique.)

Et vous remarquerez combien violence et liberté découlent du saut diachronique entre niveaux de discours.

Bonne méditation.

Hari

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G
" le niveau Ik+1 restreint les virtualités d'existence du niveau Ik aux potentialités qu'il détermine." Oui, tout à fait, c'est en cela que la propagande est la plus efficace, c'est quand elle parvient à persuader sa victime que l'ensemble des possibles réside entièrement dans la palette des possibles qu'elle propose. Elle doit parvenir à faire passer l'un pour l'autre, et l'électeur est content du choix qu'on lui propose. Mais on peut se prendre soi-même à ce piège dont il est risqué de sortir.
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