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Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...

L'Homme quantique

Traité de l'efficacité

Le 17/ 06/ 2025 : Saint Marc Le Blanc 


Sommaire

  1. Les yeux fixés sur le modèle
  2. Ou s'appuyant sur la propension

- J'ai récupéré hier mon "Traité de l'efficacité" à Saintes, et j'espère avoir le temps de le relire avant de rencontrer François Jullien à Cerisy d'ici quinze jours.

- Et tu attaques un article avant d'avoir relu ce livre ?

- Je ne cherche pas à en faire un résumé ou une présentation, mais juste noter au fil de la lecture quelques sujets de discussion éventuels...

- Mouais, avance toujours, on fera le tri ensuite.

- Comprends bien mon état d'esprit : j'ai acheté ce bouquin en 2010, avant d'écrire "L'Homme quantique", et j'ai le souvenir qu'il m'avait laissé une profonde impression. Quinze ans après, notre "modèle" de l'Imaginaire s'est largement précisé, et de ce fait, le but même que je poursuis pose question : ne suis-je pas moi aussi —avec ce "modèle"—, et malgré ce que j'ai pu dire de la nécessité de tuer notre père Platon, toujours dans la pensée Grecque, à vouloir plaquer un modèle sur le Réel? Comme tu le vois, je n'en suis qu'à la page 19 du chapitre intitulé "les yeux fixés sur le modèle" et déjà la discussion s'engage.

1/ Les yeux fixés sur le modèle :

- L'auteur s'intéresse à une différence de conception de l'efficacité de l'action entre Orient et Occident. Laisse-le dresser le chapiteau du cirque.

- OK, mais je bloque déjà sur le terme "demas" attribué à Lévy-Bruhl à propos des sociétés archaïques, dans un passage qui m'interroge :

"On a eu beau jeu de voir dans ce pouvoir des Idées - et en dépit du travail de rationalisation philosophique auquel il a été soumis — les restes d'une conception mythique. En rapportant ainsi le visible à l'invisible, en accordant aux formes d'au-delà l'expérience, dressées en archétypes, la vertu d'informer le sensible, le platonisme resterait tributaire d'une «mentalité primitive» (à preuve les analogies qu'offre la théorie des Idées avec le monde extra-temporel, à fonction presque étiologique — tel celui des «Demas» — qu'évoquait Lévy-Bruhl à propos des sociétés archaïques); par là, il puiserait sa conception de l'efficacité au vieux fonds religieux dont l'entreprise philosophique n'a eu de cesse, par la suite, de se démarquer." p. 16

Je creuse donc via Perplexity as usual : 

🤖 : Le terme «demas» n’est pas un mot courant du français ni un concept classique de la philosophie occidentale. Son utilisation par François Jullien dans Traité de l’efficacité intrigue souvent les lecteurs.

  • Origine et étymologie
    • Origine grecque : Le mot « demas » (δέμας) vient du grec ancien et signifie le corps, la forme extérieure ou l’apparence d’un être vivant. On le trouve fréquemment dans la littérature grecque classique, notamment chez Homère, pour désigner la stature, la silhouette ou la prestance d’un personnage. Exemple : Chez Homère, «demas» désigne la présence physique, la carrure ou l’aspect visible d’un héros.
    • Chez François Jullien : Jullien reprend ce terme grec pour désigner ce qui, dans une situation, constitue sa configuration, sa forme propre, son potentiel latent à produire un effet. Il s’agit donc de la «physionomie» d’une situation, ce qui en fait la singularité et la propension à évoluer d’une certaine manière. Pour Jullien, s’ajuster au «demas» d’une situation, c’est saisir sa configuration dynamique pour agir efficacement, en s’appuyant sur ses tendances internes plutôt qu’en imposant une volonté extérieure.
  • Résumé Étymologie : du grec ancien δέμας (démas) = corps, forme, apparence. Chez Jullien : configuration ou potentiel d’une situation, à exploiter pour une efficacité stratégique.
  • Références : François Jullien, Traité de l’efficacité, Grasset, 1996. Dictionnaire grec-français, Bailly. (lien ici)

Le point positif, c'est que ce "demas" comme "forme extérieure de l'objet", ou enveloppe, est un concept de niveau [#], le côté embarrassant, c'est que ce niveau ne soit pas réellement abordé dans un Imaginaire Platonicien que j'ai limité aux deux niveaux [⚤]&[♻], après avoir ruminé la querelle des universaux.

- Ça correspond bien au fait que les philosophes aient cherché à se distancier de la pensée mythique...

- Oui, on peut le prendre comme ça : le mot est oublié dans la mesure où la philosophie Grecque ne l'a pas repris. Mais le passage de François Jullien m'interpelle à un niveau plus profond : l'idée que l'on puisse "se débarrasser" de la pensée mythique.

- Non, c'est un projet qu'il attribue au travail philosophique...

- Mais ce faisant il rate un mouvement de balancier :

  1. Oui, les philosophes ont voulu se démarquer de la mythologie Grecque, en rationalisant la pensée à l'aide de la logique du 1er ordre, et en optant pour un principe Unaire en place de l'objet initial :
    (​​​​​​​[1]𓁜⇆𓁝[∅])([♻]𓁜⇆𓁝[∅]);
  2. Mais, retour de balancier : les 3 religions du Livre se sont appuyé sur ce choix [1]𓁜 pour rationaliser (i.e. : la posture 𓁜) leur propre mythologie.

En ce sens, le projet philosophique est un échec.

- Tu reviens à ce que dit François Jullien...

- Non, car il va opposer cet échec à l'approche Chinoise, supposée "autre"; et dans cet "autre" j'ai déjà l'impression que c'est à une "pensée primitive" que l'auteur veut échapper.

"Le pli, désormais, est pris : s'impose à nous ce couplage — théorie-pratique — dont nous ne songerions même plus à contester le bien-fondé (et nous aurons beau retravailler l'articulation de ces termes, c'est sans en sortir)..." p. 17

Or, j'ai là un point de désaccord fondamental: la pensée mythique (avec la forme canonique de Lévi-Strauss) n'est que le produit ordinaire de la machinerie humaine, reflet de l'organisation neurologique de notre cerveau, et non un "pli" à prendre ou délaisser. J'en reste à l'idée de JP Changeux pour qui la prise de conscience de l'objet est une rencontre entre un percept (une pratique) et un concept (une théorie), au niveau de l'hypothalamus. Or, ce concept est inscrit, tel un "modèle" dans quelques synapses déjà là, dans le cortex, identifiables et repérables par l'imagerie médicale.

- Il y a certes une "rencontre" entre percept et concept, mais il y a en Occident une prévalence du concept sur le percept, et c'est ce que pointe l'auteur dans la suite du texte :

"... J'y vois même un des gestes les plus caractéristiques de l'Occident moderne (ou du monde - si c'est d'après I'«Occident» qu'il se standardise?) : tous en chambre, et quels que soient les rôles, le révolutionnaire trace le modèle de la cité à construire, ou le militaire le plan de la guerre à conduire, ou l'économiste la courbe de la croissance à réaliser... Autant de schémas projetés sur le monde, et marqués d'idéalité, qu'il faudra bien ensuite, comme on dit, faire entrer dans les faits." p. 17

- Oui, on peut s'accorder sur la volonté proprement Occidentale de coller au concept, et de vouloir plier le monde à notre désir.

Mais voir l'existence même d'un "pli" comme proprement occidental dans la dualité théorie/ pratique, me semble mal fonder la distinction Orient/ Occident. Il y a en Orient une dualité (un "pli"), entre utilité et usage (l'utilité vient de l'être, l'usage vient du non-être) à relever, qui marquerait une différence d'avec l'Occident, tout en respectant un "pli" neurologie expérimental (i.e.: percept/ concept), renvoyant à la "ligne de pincement" du cross-cap (i;e.: un "pli" entre la voie des mots (♧𓁜𓁝♡) et celle des choses (𓁜𓁝)). 

Représentation Voie des choses (𓁜𓁝)   Voie des mots (♧𓁜𓁝♡)
neurologie percept   concept
Orient usage   utilité
Occident pratique   théorie

L'important dans ce tableau ne tient pas aux termes mis en opposition, ni aux correspondances approximatives d'une ligne à l'autre, mais au "pli" lui-même surligné en jaune qui est la ligne de pincement du cross-cap.

- Ce n'est qu'une impression de lecture, attends de voir ce qu'il va dire de la pensée Chinoise; il faut avancer dans le texte.

- Oui, oui, j'en ai conscience, mais il importait d'entrée de jeu de comprendre que notre idée de représenter l'Imaginaire d'un Sujet par une surface topologique, n'est pas une volonté tout Occidentale de plaquer une théorie sur du Réel. Le succès de l'entreprise tient à une manière très universelle d'utiliser nos cellules grises, que l'on retrouve dans la pensée mythique. Ceci dit, avançons.

"Or nous savons bien, et Aristote est le premier à le reconnaître, que si la science peut imposer sa rigueur aux choses, en en pensant la nécessité, d'où résultera l'efficacité technique, notre action, quant à elle, s'inscrit sur fond d'indétermination; elle ne saurait éliminer la contingence et sa particularité résiste à la généralité de la loi: elle ne saurait se ranger, par conséquent, dans le simple prolongement de la science. Aussi, de même que la matière d'Aristote, puissance indéterminée des contraires, demeure toujours plus ou moins rétive à la détermination de la «forme», de même le monde n'est-il jamais tout à fait accueillant à cet ordre que nous lui voulons: un écart subsistera inévitablement entre le modèle que nous projetons pour agir et ce que, les yeux fixés dessus, nous parvenons à réaliser. En bref, toujours la pratique trahirait tant soit peu la théorie. Et le modèle reste à l'horizon du regard. Retiré dans son ciel, l'idéal est inaccessible." p. 18

Tout ceci est vrai, mais marque à l'évidence que l'auteur en est resté à une conception de la science datée du XIXe siècle ! L'indétermination est désormais au coeur même de la pensée scientifique. La pensée scientifique elle-même est duale, et c'est la dispute entre Bohr et Einstein qui nous a permis de caractériser la dualité (𓁜𓁝)⊥(♧𓁜𓁝♡) :

  • Bohr dans la voie des mots (♧𓁜𓁝♡);
  • Einstein dans la voie des choses (𓁜𓁝)

Quant à la dispute autour de la "substance", nous avons vu qu'elle pouvait se représenter par le passage de l'Un en [♻]𓁜 chez Platon (i.e.: la substance est une), au multiple [⚤]𓁜𓁝[♻] chez Aristote. (i.e.: la substance est individuelle)

- Mais tu es d'accord sur le constat ?

- Factuellement oui, mais ces remarques sont déjà intégrées par la science actuelle. Qu'il y ait un écart entre le modèle et la mesure, est au coeur même de la théorie de la mesure. Que le modèle reste à l'horizon du regard, oui, c'est la posture face à l'objet initial 𓁝[∅]. Là où je mets un bémol c'est que le technicien d'aujourd'hui a déjà rejoint, voire devancé, le philosophe sur ce constat.

- Tu chipotes comme toujours, l'important est le constat, et l'introduction de l'idée de "prudence" devant l'écart toujours perçu entre le plan projeté et le résultat de l'action mondaine. Note au passage la distinction que fait François Jullien entre la "production" technique et "l'action", qu'il réserve aux "affaires humaines". 

"Cette sagesse pratique, on appelle traditionnellement la «prudence» (phronesis). Est prudent, possède cette capacité pratique, qui «est capable de délibérer correctement sur ce qui est bon et avantageux pour lui» (Eth. à Nic., VI, 5). Comme on ne délibère que sur le contingent, la prudence n'est pas une science; mais elle n'est pas non plus un art, au sens de la techné, puisqu'elle vise à l'action (praxis) et non à la production. Par ce double démarquage, la voilà reconnue dans sa fonction propre: non plus dans le prolongement de la science, mais à côté d'elle, et requérant une autre part de l'âme théorie / pratique? rationnelle. Tandis que sa part scientifique vise à contempler tout ce qui ne peut être autrement qu'il n'est (les objets métaphysiques ou mathématiques), il revient à sa part «logistique» de prendre en charge les besoins de l'action, au sein d'un monde constamment changeant, en calculant et délibérant pour le mieux." p. 19

- Dont acte. D'ailleurs, l'auteur nous instruit d'une distance entre Platon et Aristote, que je n'avais pas relevée :

"Aristote se trouve pris dans un cercle vicieux qu'ont souligné les commentateurs. «La prudence, définit-il, est cette disposition pratique, accompagnée de règle vraie, concernant ce qui est bon et mauvais pour l'homme.» Mais d'où vient cette «règle vraie» qui doit accompagner la délibération et sert de norme, si ce n'est justement de la science? Or on sait que, à la différence de Platon, Aristote ne croit plus à la possibilité de déduire complètement le particulier du général, ni l'action des principes; il ne peut donc définir la prudence que par le prudent lui-même: ce critère de la prudence, que ne peut établir la science, seul l'homme dont nous disons communément qu'il «est prudent» pourra le fournir." p. 20

- N'était-ce pas dans la différence de posture : Aristote— 𓁝[♻]𓁜 —Platon ?

- Effectivement, mais l'important n'est pas là. Laissons-nous porter par François Jullien. Il s'agit ici de voir sur quoi les Grecs appuient l'économie de leurs actions, en l'absence de concepts philosophiques adéquats. 

"Le pli pris par la philosophie grecque oriente l'action dans le sens de la moralité, et Aristote n'en est pas sorti: même si c'est lui qui va le plus loin, dans la philosophie grecque, pour penser les conditions de l'action efficace, celle-ci se trouve toujours transcendée dans sa fin (l«avantage» que vise le prudent n'est pas le profit personnel mais celui de la communauté, il a pour horizon la Cité, cf. Eth. à Nic., III). En témoigne notamment la façon dont Aristote oppose le prudent à l'habile (deinos) : tandis que l'habileté est la capacité de combiner les moyens les plus efficaces, sans égard à la qualité de la fin, la prudence, elle, en demeure soucieuse. En tant que reprise éthique de l'habileté, elle reste orientée vers le bien; et I'«habileté», elle, est écartée." p. 21

- Où l'on retrouve le projet premier de Platon de s'opposer aux Sophistes. Et l'on retombe sans surprise sur le principe unaire comme pierre philosophale.

- D'où la question de la métis Grecque que pose l'auteur, à laquelle il répond en constatant que l'art technique utilisé par la métis, se double d'un côté mystique non dévoilé. 

"L'efficacité que révèle la métis n'est donc pas libérée du merveilleux des mythes.
Plus important encore est que, de cette intelligence rusée, nous ne rencontrons nulle part, en Grèce, la théorie.
"; p. 23

La seule remarque que l'on puisse faire en addendum est que, depuis cette époque, Lévi-Strauss, a mis en évidence une structure du mythe qui imprègne encore notre pensée contemporaine, au-delà de nos divergences culturelles. En ce sens l'idée de s'en "libérer" relève d'une méconnaissance de sa nature anthropomorphe. 

- Soit, mais colle au texte : il s'agit de construire le dojo pour y faire s'affronter cette mètis Grecque et une pensée proprement tournée vers la confrontation au Réel venue d'Orient.

- Encore une fois, autant j'accueille sans difficulté le constat, autant je reste dubitatif quant à la posture de l'auteur : il en reste à une vision de la "technicité" datant au mieux de la fin du XIXè siècle. C'est suffisant pour critiquer une pensée datant de 15 siècles, mais insuffisant pour fonder quoi que ce soit, à partir de ce constat, en ce début de XXIè siècle (i.e.: sans remplacement formel d'un principe unaire Platonicien par une dualité d'objets initial/ final). Et ça se retrouve dans la distinction faite entre production et action.

- Précise, je ne suis pas :

- Il n'y a pas cassure, mais solution de continuité entre l'approche des choses et celle des hommes; et le lien passe par la quantique. Dans l'expérience de choix retardé, l'intention du Sujet détermine la réponse de l'objet, comme la parole du maître détermine l'action de l'esclave. À une échelle plus accessible, il n'y a pas d'objet fabriqué qui n'échappe au plan dont il est issu, et toute action de l'homme sur la matière est médiatisée de mille et une manières; la distinction entre le rapport du Sujet à l'objet ou à l'Autre, n'est que de degré, non de nature. Il y a même objectivation de l'Autre en "objet petit a" dans les rapports courants du Sujet à l'Autre.

- Tu présupposes les intentions de l'auteur, laisse-le présenter sa thèse avant de l'agresser. François Jullien ne fait que reprendre ce que les Occidentaux eux-mêmes ont théorisé. Nous en sommes à Claussewitz critiquant la façon très "mathématique" de chiffrer et formaliser l'art de la guerre. 

"Car il y constate un échec. Celui-ci est d'abord dû, selon lui, à ce que l'on a commencé de concevoir la guerre comme on a conçu le reste, sous l'angle de la production matérielle, et qu'on a raté par là le principe proprement actif...
Or comment Clausewitz entreprend-il lui-même de penser la guerre pour dépasser cette aporie? La démarche, de prime abord, a de quoi surprendre. Car il commence par la concevoir selon sa forme «modèle», en tant qu'idéale et pure essence, comme «guerre absolue», pour lui opposer ensuite la guerre «réelle», telle qu'elle est portée à se modifier dans les faits...

Claussewitz ne s'est pas affranchi pour autant de l'articulation théorie- pratique"" p. 24 - 25

Où l'on retrouve, dans le texte de l'auteur une critique de Claussewitz (là encore acceptable), mais débouchant sur une construction elle encore platonicienne. 

- Tu y vois une situation en reflet de celle de l'auteur vis-à-vis de sa problématique ?

- C'est le point sur lequel je mets l'accent, mais arrivons-en à la pensée Chinoise :

2/ Ou s'appuyant sur la propension :

"La pensée chinoise, elle, nous sort de ce pli. Car elle n'a pas construit un monde de formes idéales, comme archétypes ou pures essences, à séparer de la réalité et qui puissent l'informer : tout réel se présente à elle comme un procès, régulé et continu, découlant de la seule interaction des facteurs en jeu (à la fois opposés et complémentaires : les fameux yin et yang). L'ordre n'y viendrait donc pas d'un modèle, sur lequel on puisse fixer le regard et qu'on applique aux choses; mais il est contenu tout entier dans le cours du réel, qu'il conduit sur un mode immanent et dont il assure la viabilité (d'où le thème omniprésent dans la pensée chinoise de la «voie», le tao). Se proposant d'éclairer la marche des choses, en en élucidant la cohérence interne et pour y conformer sa conduite, le sage chinois n'a pas conçu d'activité contemplative qui soit une pure connaissance (theoreîn), ait sa fin en elle-même, voire soit la fin suprême (le bonheur) et puisse être désintéressée." p. 31

- Sérieusement, comment peut-on passer à côté du fait que le couple Yin-Yang lui-même est un "modèle" ? LE modèle même de la pliure que l'auteur pense rejeter comme typiquement occidentale ? C'est même le modèle ultime auquel aspirait Grothendieck, au-delà de l'idée de topos, l'ultime esquisse de toute pensée... (Note 1)

- Soit plus constructif !

- OK. Il y a l'idée de procès entre des facteurs opposés, et ce lien est de mode syntaxique ♢, impensé par Platon.

- De même que le niveau [#], comme vu précédemment. Les Grecs en restent au schéma limité de l'Imaginaire Platonicien, sous forme de ruban de Moebius. En ce sens, ce que l'auteur appelle "modèle" serait une représentation de mode objectif ♧ de niveau discret [⚤], soit un discours, encadré par une logique du 1er ordre...

De ce point de vue, avec le terme de "modèle" au sens de François Jullien limité à la posture [⚤]𓁜, oui, la pensée Chinoise# intégrant niveau [#] et mode ♢, dépasse largement le discours Grec.

- C'est d'ailleurs en grande partie en ruminant ce texte de François Jullien, que tu es parvenu à structurer ta représentation de l'Imaginaire.

- Il faut le reconnaître; j'ai d'ailleurs repris le concept de "voie" ou de tao pour parler des deux directions potentielles offertes au Sujet pour évoluer sur cette topologie en 2D. Maintenant, ce qui caractérise peut-être plus profondément l'approche chinoise, c'est une démarche à partir du Réel, dans la voie des choses, c.-à-d. ce schéma  de l'"immanence" :

1 2 3 4

Par opposition à une pensée Grecque accrochée à la transcendance

1 2 3 4

- Comme cette synthèse trouve ses racines dans ce que tu as pu apprendre en lisant ce livre, il serait intéressant d'avoir un feed-back de l'auteur sur ta thèse !

- Ça dépendra beaucoup des circonstances, pour le coup ! 😉


Le 18/ 06/ 2025 :

- Je n'aurai clairement pas le temps de relire cet ouvrage en entier avant le séminaire qui commence demain,  aussi vais-je juste tracer quelques pistes à explorer plus tard. Le concept fondamental travaillé par les Chinois, en particulier les stratèges, est celui de "potentiel de situation", qu'il s'agisse du terrain, ou des hommes tantôt braves, tantôt couards, en fonction des circonstances.

Deux remarques :

  1. Nous avons vu que la pensée chinoise se développe en mode relationnel ♢, et c'est précisément le mode investi par les sciences physiques (voir "Le discours du physicien" ou "Méta-physique"), avec un concept de "conservation de l'énergie" au niveau [♻]. Il ne faut donc pas s'étonner de retrouver des considérations économiques au premier rang des préoccupations chinoises.
  2. Si tu te reportes au schéma de l'immanence, tu verras qu'après avoir atteint le niveau [♻] dans une première étape de type , la suivante porte à théoriser en [⚤] dans la voie des mots  à partir de cette conservation en [♻], où nous retrouvons l'idée de "potentiel".

- Je te sens précautionneux ?

- Oui parce que l'approche top-down  est de type "homologique", quand l'approche globale des Chinois est immanente (à partir du Réel). Or, s'ils avaient voulu conserver cette approche immanente dans l'expression d'une théorie, c'était la "voie quantique" qu'ils auraient dû suivre :

1 2 3 4

Ce qui se serait traduit par une démarche bottom-up  cohomologique, c'est-à-dire :

  • une expression de la potentialité comme une "superposition d'états" et
  • une réalisation comme l'actualisation d'un état parmi les différentes possibilités. 

- Tu en demandes beaucoup à nos Chinois ! N'oublie pas que la cohomologie s'est développée après l'homologie, dans une sorte de "réflexion" mathématique très tardive !

- Je t'ai dit que j'irais vite. Le point de discussion avec François Jullien est qu'il y a bel et bien élaboration théorique en Chine comme en Grèce, les deux partant du sens (ou de la sémantique) en mode ♡, pour théoriser. Ce qui distingue les deux démarches est leur objectif :

  • Les Grecs dans la voie des mots (♧𓁜𓁝♡) :
    • partis de l'Un en [♻]𓁜;
    • donnent du sens ↓ aux "objets" en  𓁝♡𓁜;
  • Les Chinois, :
    • Dans la voie des choses (𓁜𓁝
      • s'intéressant aux "relations", "mouvements" et "mutations" en [⚤]𓁜 ;
      • comprennent l'énergie comme permanente —le Qi— en [♻]𓁜;
    • Dans la voie des mots (♧𓁜𓁝♡) :
      • théorisent  l'usage du potentiel 𓁝♡𓁜.

Tu remarqueras encore que dans ces deux premières étapes du parcours immanent, le niveau [♻] est évité...

- D'où l'absence de prise de tête en Orient pour définir Dieu comme principe initial ?

- Voilà, tu y es, et bien content de le retrouver si "évidemment" à l'aide de notre cross-cap !

L'idée que le mouvement lui-même est le principe immuable, sorte de balancement perpétuel entre Yin et Yang, vient alors comme au terme d'une réflexion fondée sur l'expérience du Réel (l'étape 4 du circuit immanent), quand le principe Unaire est la pierre posée d'entrée de jeu par Platon pour structurer tout le go ban (l'étape 1 du circuit transcendant).

C'est très ramassé, mais je pense que c'est suffisant pour relire tout le livre dans cette perspective...


Le 19/ 06/ 2025 : Cerisy La Salle

- Un  peu en avance, je me retrouve dans un cadre idéal pour continuer ma lecture en attendant le dîner. 

Les supputations :

En revisitant Sun Tzu, l'auteur met le doigt sur une différence intéressante entre l'Occident et l'Orient : là où les "circonstances" sont vues par les Grecs comme ce qui peut entraver les plans dans le déroulement de l'action (l'impensé de l'action), sont au contraire pour le stratège Chinois ce qui détermine le potentiel qui va permettre à l'action d'advenir.

- Est-ce visible sur ton schéma de l'immanence ?

- C'est toute la question. Il y a d'abord un examen précis de la situation, en fonction de 5 critères :

  • Le moral;
  • Les conditions météo (le "ciel")
  • Les conditions topographiques (la "terre")
  • Le commandement;
  • Le système d'organisation.

- Ça rappelle les 5  éléments de la cosmologie chinoise (wuxing) — bois, feu, terre, métal, eau ?

- Ce n'est pas explicite chez Sun Tzu (Note 2), mais c'est une hypothèse raisonnable. Toujours est-il que ces 5 critères peuvent être vus comme autant de dimensions indépendantes...

- Autrement dit, le Sujet est en [#] ?

- Oui, ce qui conforte notre hypothèse que nous sommes ici à l'étape 1/ du schéma de l'immanence, dans la voie des choses (𓁜𓁝) avec un examen de la "surface" de la situation (selon 5D) en [#]♢ pour définir "l'objet" de la représentation [#]𓁜⊥𓁝[♻], à savoir la situation en [♻]𓁜 : 

Ensuite, nous passons à l'étape 2/ dans la voie des mots (♧𓁜𓁝♡), par une analyse critique de cet objet (i.e.: l'interrogation est un discours, porté par une logique en [⚤]) :

  • Le questionnement (les supputations) est en 𓁝[⚤];
  • Le potentiel de la situation, en la réponse à ces supputations, est "compris" dans le retournement 𓁝[⚤][⚤]𓁜 (ou ♡𓁜);
  • Les choix stratégiques en découlent 𓁝𓁜, définis en termes d'actions (i.e.: de mode ♢).

À la lumière de cette approche chinoise, notre approche occidentale paraît bien pauvre (dans les étapes 1/ et 2/ du schéma de la transcendance) :

  • En 1/ : dans la voie des mots (♧𓁜𓁝♡):
    • Le "plan d'action" en [♻];
    • Est l'objectivation d'un désir ou d'une volonté en [♻];
    • Qui résulte d'un choix : 𓁝𓁜
  • En 2/ dans la voie des choses :
    • L'objet du désir ou plan d'action [♻]𓁜 (le Un);
    • Est décomposé en "éléments" [⚤]𓁜𓁝[♻]
    • (le multiple).

Cheminement qui n'articule ni la mise en rapport des éléments, de mode ♢, ni les considérations de circonstances de niveau [#].

- Tu es sûr que le potentiel est déterminé par les supputations ?

- Oui et c'est le point important :

"C'est en effet dans ce passage de la supputation des forces en présence au potentiel qui s'en dégage que tout se joue. La phrase de l'antique traité militaire est à lire de près : «la supputation de ce qui est profitable [en fonction des sept points précédents] ayant été entendue, on crée alors un potentiel de situation qui puisse aider au-dehors*» (entendons : en dehors des règles d'évaluation et donc sur le terrain des opérations). D'où la définition qui suit : ce potentiel consiste à «déterminer le circonstanciel en fonction du profit». Ainsi entendue, la circonstance n'est plus ce qui, dans sa détermination particulière, et donc imprévisible, risque toujours de faire achopper le plan projeté sur elle; mais ce qui, précisément grâce à sa variabilité, peut être progressivement infléchi par la propension émanant de la situation et faire advenir le profit escompté. On sort ainsi d'une logique du modelage (celle d'un plan-modèle venant informer les choses), aussi bien que de l'incarnation (une idée-projet venant se concrétiser dans le temps), pour entrer dans une logique de déroulement : laisser l'effet impliqué se développer de lui-même, en vertu du processus engagé.

Et tu vois bien que nous sommes ici en mode sémantique ♡, puisque le stratège donne sens à la situation, telle qu'elle apparaît en [♻]. L'énorme différence entre Orient et Occident est que :

  • Le stratège Chinois donne "sens" à la situation, telle qu'il peut l'évaluer en [⚤];
  • Le Grec part d'une idée selon son désir en [♻].

En Orient, tout du moins d'après ce que je retire de ce texte, est que le désir du Sujet est conditionné en Chine par les circonstances, quand l'Occidental subit les circonstances comme un obstacle à son désir, sur un mode traumatique.

- À propos de circonstances : la cloche du dîner va bientôt sonner, à +

 

Hari

Note 1 :

Pour ceux qui arrivent sur ce site, j'ai critiqué l'idée que Grothendieck se fait du couple Yin-Yang, mais cela n'enlève rien au fait que ce duo soit central dans toute pensée contemporaine, ici même au coeur de l'Occident.

Note 2 :

Je devais vérifier cette hypothèse : 

🤖: Les cinq facteurs stratégiques de Sun Tzu (moral, ciel, terre, commandement, organisation) ne correspondent pas directement aux cinq éléments de la cosmologie chinoise (wuxing) — bois, feu, terre, métal, eau — mais il existe une parenté conceptuelle dans la manière de penser le monde et l’action stratégique.
Les cinq éléments (wuxing) sont avant tout un système de classification et de dynamique des phénomènes naturels, utilisé en médecine, en philosophie et dans l’organisation du temps et de l’espace. Ils représentent des cycles de transformation et d’interaction, alors que les cinq facteurs de Sun Tzu sont des critères d’analyse stratégique et organisationnelle.
Cependant, certains commentateurs modernes proposent des rapprochements symboliques ou analogiques entre les deux ensembles, en soulignant que la pensée chinoise traditionnelle tend à organiser la réalité en systèmes de cinq catégories interactives. Par exemple, on peut interpréter le “ciel” de Sun Tzu comme une référence à l’environnement naturel (proche de l’élément “ciel” ou “métal”), la “terre” à l’élément terre, le “commandement” à l’élément feu (énergie, action), l’organisation à l’élément bois (croissance, structure), et le moral à l’eau (cohésion, fluidité). Mais ces correspondances sont des interprétations modernes et ne sont pas explicitement établies par Sun Tzu lui-même.
En résumé, les cinq facteurs de Sun Tzu et les cinq éléments chinois relèvent de deux systèmes de pensée différents, mais ils partagent une logique d’analyse globale et dynamique, propre à la culture chinoise classique. (lien)

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