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Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...

L'Homme quantique

Les neurones de la lecture - Dehaene #1 Comment lisons-nous ?

- Depuis le temps que V. m'incite à lire Stanislas Dehaene, il fallait bien que je m'y mette, et c'est passionnant !

- À ce point ?

- Son approche m'oblige à approfondir ce qu'est une "transformation naturelle", afin de répondre à une critique qui me touche directement.

- De quoi parles-tu ?

- De l'image qu'il emprunte à Olivier Selfridege qui, en 1959, utilise la métaphore d'une assemblée de démons ou "pandémonium" oeuvrant en parallèle pour définir le sens d'un mot lu :

"Dans cette comparaison haute en couleurs, il nous faut imaginer un immense hémicycle – c’est le lexique mental – où sont rassemblés des dizaines de milliers de démons en compétition. Chaque démon est le représentant d’un mot. Il entend bien le faire savoir en criant vigoureusement lorsqu’il pense que son mot doit être défendu. Lorsqu’un mot apparaît sur la rétine, tous les démons l’examinent simultanément. Ensuite, ils se manifestent s’ils estiment que leur mot a de bonnes chances d’être présent. Ainsi lorsque survient le mot « caramel », le démon qui représente ce mot se met à hurler. Cependant son voisin, qui a cru voir « carmel », s’agite également. Caramel ou carmel ? Après une brève période de compétition, le défenseur de « carmel » doit s’incliner – il est clair que son adversaire trouve dans le stimulus « caramel » plus d’arguments en sa faveur. Le mot est enfin reconnu, et son identité peut être transmise par le démon vainqueur au reste du cerveau." p. 56

- Où est la critique ?

- Dehaene oppose ce processus en parallèle à l'idée naïve en psychologie d'un petit "homoncule" se baladant dans son Imaginaire : 

"Le modèle du pandémonium ne succombe donc pas au paradoxe de l’homunculus, ce petit homme qui, dans la psychologie naïve, est censé tenir les rênes de notre cerveau (mais qui donc contrôle le sien ? un autre homunculus plus petit ?). Le modèle du pandemonium suit le précepte du philosophe Daniel Dennett : « On élimine l’homunculus en organisant des armées d’idiots pour faire le travail.» p. 56

- Aïe ! Ça fait mal : toute ta représentation d'un Sujet 𓁝𓁜 se baladant de niveau en niveau [∃][⚤][#][♲][∅] et d'un mode de penser à l'autre ♧ ♢ ♡ ♤, tombe à l'eau d'entrée de jeu !

- Pourtant, cette représentation nous a été bien utile jusqu'à présent... À la réflexion, je pense que les expériences élémentaires de reconnaissance des mots, nous incitent à reconsidérer la genèse de nos représentations.

- Je ne comprends pas ?

- Ce qui ne permet pas d'envisager un homoncule à l'oeuvre dans un processus de déchiffrement, c'est l'idée associée d'un processus temporel, à ce niveau [⚤]𓁜, qui nous semble si familier qu'on le considère comme "élémentaire". C'est effectivement à ce niveau que l'on appréhende le temps (i.e.: l'automatisme d'une répétition [∃]⇅[⚤]𓁜 aussi élémentaire que le tic-tac d'une horloge)... C'est également celui où l'on comprend un principe de causalité, fondé sur l'expérience de la succession temporelle etc. pour en arriver à la narration.

C'est pourquoi, et nos articles précédents nous y préparent, ce niveau [⚤], dans un mode de penser objectif ♧, n'est pas le début de la construction Imaginaire, mais sans doute son achèvement !

- Au plus près du Réel [∃][⚤]𓁜 ?

- Considère que notre cerveau nous sert avant tout à chasser efficacement des proies, en anticipant leurs mouvements potentiels. Avant de pointer sa sarbacane vers sa proie, le chasseur a déjà fait mentalement un calcul complexe dans sa tête, que le physicien traduira en termes de vitesse relative de la flèche par rapport à l'oiseau, ou du missile par rapport à l'avion... L'objectif final est élémentaire, et l'on peut en filmer le déroulement, mais le traitement intellectuel préliminaire n'a pas, lui, à respecter cette linéarité temporelle (i.e. les potentialités sont a-temporelles, traitées en mode ♢).

Dès que tu passes du mode objectif ♧ au mode relationnel ♢, nous avons déjà vu que le concept de temps n'était plus pertinent pour en comprendre les mécanismes, c'est ce qui se passe dans le rêve, dont le récit à l'état de veille n'est qu'une projection, une trace... 

- Je veux bien te suivre jusque là, il n'en demeure pas moins que tu repères encore ton homoncule 𓁝𓁜 dans les niveaux Imaginaires de modes supérieurs...

- C'est là que je dois reconsidérer ce que nous avons dit des changements de modes, en ayant à l'esprit ce qu'il en est en théorie des catégories, d'un "foncteur représentable".

Lorsque, par exemple, j'écris ceci :

𓁝[#] 𓂀
 
[#]𓁜 𓂀

J'ai, bien entendu un petit homoncule 𓁝/𓁜 qui se balade de part et d'autre d'un niveau [#] dont le sens évolue en fonction du mode considéré, mais il ne faut pas perdre de vue d'où je suis parti, à savoir de la définition, en théorie des catégories de ce qu'est un "foncteur représentable ", à partir du lemme de Yoneda (voir "Présentation du 12 juin au CLE"): 

Foncteurs covariants et contravariants

Maintenant, il faut distinguer entre deux façons symétriques de faire ce rattachement. Notre objet A étant un élément du domaine de F, alors :

  • F est dit covariant : lorsque A est le domaine commun de Â;
  • F est dit contravariant : A est le codomaine commun de Â.
 =Hom (- ;A) : X⟼Hom (X ; A)  =Hom (A; -) : X⟼Hom (A ; X)
F contravariant F covariant

fig. 2

Tu noteras une différence fondamentale sur laquelle nous reviendrons :

  • Soit un Foncteur F : C → D;
  • Soit X, Y, Z de C tels que f : X → Y et g : Y → Z
    • Si F est covariant alors : F(g◦f) = F(g)◦F(f)
    • Si F est contravariant : F(g◦f) = F(f)◦F(g).

Lemme de Yoneda

Les transformations naturelles de Â par F correspondent bijectivement aux éléments de F(A).

Tu retrouves à partir de là notre discussion autour des mouvements contravariants 𓁝[#][#]𓁜 et covariants [#]𓁜[#]𓁜♧ (voir "Covariance et contravariance du Sujet et de l'Autre").

- Et donc, tu situes tous les petits démons d'Olivier Selfridege comme autant d'éléments d'une catégorie pointant vers un élément donné A, et la cible A de l'ensemble des morphismes Â = Hom (- ;A) comme ton homoncule ?

- Je dirais plutôt que le "Sujet" se dégagerait d'un ensemble de transformations naturelles... Mais sans développer plus avant, l'important, pour ce qui nous occupe ici, est la possibilité de passer d'un pandémonium à notre homoncule,

  • d'un processus "massivement parallèle", dans le passage entre modes ♧ et ♢,
  • à un processus temporel, dans la narration en mode ♧.

La leçon que je retire de la lecture de Dehaene, c'est que le Sujet, tel que je l'ai représenté 𓁝𓁜 est très "construit", et non une donnée immédiate.

- Plaidoyer pro domo.

- Certes, mais pas sans retombées pour le sujet de thèse de Dehaene lui-même !

- À quoi penses-tu ?

- En premier lieu à la représentation "arborescente " des mots, comme par exemple pour le mot déboutonner qui lui sert d'exemple :

Les neurones de la lecture p. 36

Ceci ressemble fort à un graphe, et pas seulement à ce niveau déjà très élaboré de la représentation, mais également à un niveau plus élémentaire de reconnaissance des mots avant même l'identification des lettres :

Les neurones de la lecture p. 58

Tu peux comprendre T→TANK comme un morphisme entre éléments de catégories (ou bibliothèques) qu'il resterait à définir, et l'approche de Dehaene pourrait être vue très simplement comme une approche topologique : 

"Notre système cérébral de lecture ressemble à une vaste assemblée dans laquelle des milliers de mots et de lettres conspirent afin de proposer la meilleure interprétation possible du mot perçu. Selon le modèle de McClelland et Rumelhart (1981), dont on voit ici un fragment, les traits élémentaires de la chaîne de caractères présentée en entrée activent des détecteurs de lettres, qui eux-mêmes activent préférentiellement les mots qui les contiennent. Les liaisons sont excitatrices (flèches), mais aussi inhibitrices (traits terminés par des ronds noirs). De la compétition entre unités lexicales émerge un mot dominant, qui représente la meilleure hypothèse que nous puissions émettre sur le stimulus présenté.

Les connexions inhibitrices jouent un rôle primordial dans la sélection du meilleur candidat. En effet, l’inhibition véhicule ce que l’on pourrait appeler un « vote de censure ». D’une part, les lettres votent contre les mots qui ne les contiennent pas. D’autre part, les mots en compétition s’inhibent mutuellement : l’identification du mot « BAIN » n’est pas compatible avec la présence du mot « BAIL », et vice versa.

Il existe enfin des connexions descendantes, depuis les mots vers les lettres : comme à l’Assemblée nationale, les lettres se font représenter par des mots qui, en retour, soutiennent les lettres qui votent pour elles..." p. 58

- Je vois bien la notion de morphisme dans T→TANK, mais que penser de l'inhibition T -• VIDE ?

- J'avoue que ça me pose problème !

Peut-être faudrait-il remonter à une réflexion de J.-P. Changeux en introduction, concernant une caractéristique très élémentaire de notre appréhension des objets : l'apprentissage de l'écriture passe par l'inhibition d'une perception symétrique chez l'enfant.

"... les enfants font souvent des erreurs de lecture ou d’écriture en miroir au début de l’apprentissage de la lecture. Notre système visuel se développe spontanément de manière symétrique et l’enfant doit surmonter ce biais pour acquérir l’écriture." p. 10

Par exemple : certains enfants écrivent en miroir, d'autres ne différencient pas "p" et "q", ou "b"" et "d".

- Quel rapport ?

- Dire ou lire "p", rappellerait en même temps que "ce n'et pas q". Il y a une brisure de symétrie, dans laquelle, l'état non sélectionné, ici "q" aurait une action inhibitrice "active", et ne serait pas seulement un "manque d'action", ce qui serait incompatible avec une approche catégorique (i.e.: tout élément du domaine d'un morphisme doit pointer vers un élément du codomaine). (Note 1)

De ce point de vue, il faudrait considérer deux ensembles de morphismes (deux foncteurs): 

  • L'un ayant des flèches de type "→", associés à l'activation positive;
  • L'autre ayant des flèches de type "-•", associés à l'activation négative.

Tu remarqueras qu'au niveau plus élevé de la représentation (dans l'arbre "déboutonner"), on perd la dissymétrie élémentaire "→"/  "-•", qui entrait dans le processus de reconnaissance du mot.

Et donc, cet usage de graphes de représentation, ainsi que toutes les considérations quand à la reconnaissance progressive de lettres de façon topologiques (en dehors de leur taille, de leur fonte ou de leur casse etc...) et en fonction de leur "voisinage", de forme, comme de sens, me permettent de situer la compréhension des signes, phonèmes, graphèmes, et mots eux-mêmes en mode ♢, quand les actions de perception et d'identification seraient en mode ♧ (i.e. en [⚤] pour les phonèmes et [#]♧ pour les graphèmes), dans un schéma général de ce type :

        sens / ⇆  
Lexiques [⚤]→  conversion lexicale [#]→ [♲] 𓂀
     
Identification/ production [∃][⚤]→ conversion graphème/ phonème [#]→ [♲] 𓂀
  temps   espace    

Schéma très général, où s'inscrivent des problématiques plus spécifiques (j'y reviens dans l'article #2):

1/ Reconnaissance des mots par le son :

  sens / ⇆  
[⚤]→ [♲] 𓂀
 
[∃][⚤] →(a) [♲] 𓂀
temps/ fréquence    

Puisqu'il s'agit d'un changement de modes, il faut des carrés commutatifs (rappelant des transformations naturelles).

2/ Reconnaissance des mots par la lecture :

  sens / ⇆  
[#]→ [♲] 𓂀
 
[#]→ [♲] 𓂀
espace    

3/ Suppléer à la reconnaissance des graphèmes par des phonèmes :

    sens / ⇆  
[⚤] ←[#] [♲] 𓂀
 
[∃][⚤] →[#] [♲] 𓂀
→ (a)
temps espace    

Où l'on voit différentes possibilités pour passer du pur contact au Réel (la perception en [∃]) à la reconnaissance du concept en [♲]).

  • Lorsque l'enfant "ânonne" les lettre au fur et à mesure de leur déchiffrement, l'équivalence (⇆) phonème/ graphème est en [♲];
  • Lorsque le lecteur averti "joue" entre phonèmes et graphèmes (jeux de mots, prononciation de mots chinois, poésie etc.), le sens et les équivalences sont de niveau [♲].

L'équivalence des sens entre [⚤] et [#] n'étant pas acquise en [♲], il faut repasser par l'énonciation, éventuellement à haute voix, pour activer le processus de reconnaissance en mode ♧ (i.e.: passant par (a)), comme dans le 1er schéma.

- C'est très spéculatif, et je te trouve bien péremptoire avec tes petits schémas !

- Oui, tout ceci n'est qu'une hypothèse de lecture, pour essayer d'acclimater ce que dit Dehaene à la façon que j'ai de comprendre les choses, acquise graduellement au fil d'une assez longue pratique...

C'est en ce sens qu'il me semble être assez proche du schéma proposé par l'auteur concernant les deux voies de la lecture :

"Les deux voies de la lecture:
Résumons-nous : tous les systèmes d’écriture oscillent entre l’écriture des sens et celle des sons. Cette distinction se reflète directement dans le cerveau du lecteur. La plupart des modèles de la lecture postulent que deux voies de traitement de l’information coexistent et se complètent.

  • Lorsque nous lisons des mots rares, nouveaux, à l’orthographe régulière, voire des néologismes inventés de toutes pièces, notre lecture passe par une voie phonologique qui décrypte les lettres, en déduit une prononciation possible, puis tente d’accéder au sens. Inversement,
  • lorsque nous sommes confrontés à des mots fréquents ou irréguliers, notre lecture emprunte une voie directe, qui récupère d’abord le mot et son sens, puis utilise ces informations pour en recouvrer la prononciation (figure 1.4)." p. 50
Figure 1.4

Il faudra évidemment y retravailler en avançant dans ma lecture...

Mais, plus fondamentalement, je trouve dans l'approche de Dehaene quelques arguments en faveur de cette représentation que je me fais de l'Imaginaire du Sujet.

- De quoi parles-tu ?

- De sa théorie selon laquelle notre façon d'apprendre n'est pas comme écrire sur une page vierge, mais de réorganiser des réseaux neuronaux déjà utilisés avant l'apprentissage du langage ou de tout autre chose d'ailleurs. Autrement dit la forme de notre langage prend en compte nos possibilités de lecture.

L’énigme du primate qui sait lire:
Notre capacité d’apprendre à lire pose une curieuse énigme, que j’appelle le paradoxe de la lecture : comment se peut-il que notre cerveau d’Homo sapiens paraisse finement adapté à la lecture, alors que cette activité, inventée de toutes pièces, n’existe que depuis quelques milliers d’années ? L’écriture est née il y a environ 5 400 ans chez les Babyloniens et l’alphabet lui-même n’est vieux que de 3 800 ans. Ces durées ne sont qu’un instant au regard de l’évolution. Notre génome n’a pas eu le temps de se modifier pour développer des circuits cérébraux propres à la lecture. Notre cerveau de lecteur se construit donc à l’aide d’instructions génétiques identiques à celles qui, voilà quelques dizaines de milliers d’années, permettaient à nos ancêtres chasseurs-cueilleurs de subsister : nous partageons les émotions de Nabokov et la théorie d’Einstein avec un cerveau de primate conçu pour la survie dans une savane africaine. Rien, dans notre évolution, ne nous a préparés à recevoir des informations linguistiques par la voie du regard. Et pourtant, l’imagerie cérébrale nous montre, chez le lecteur adulte, des mécanismes hautement évolués et adaptés aux opérations que requiert la lecture."
p. 14

- Je comprends : de la même façon, notre façon de former des théories scientifiques, ou de nous comprendre nous-mêmes,  doit reprendre des dispositions déjà présentes dans notre cortex !

- Tu vois que tu y arrives... 

Hari

Note 1 :

Remarque qui vient réveiller de vieux souvenirs concernant les notions de forclusion ou de refoulement en psychanalyse. Il faudra certainement y travailler dans ce sens d'action effective, et non pas de "manque d'action".

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