Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...
11 Août 2022
- Le champ couvert par Dehaene est absolument gigantesque, et il faudrait y consacrer toute une vie pour en faire le tour...
- Soit, mais que retires-tu de cette lecture ?
- Mon but est de vérifier si le schéma de l'Imaginaire auquel je parviens après des considérations extrêmement générales (philosophiques, psychanalytiques, mathématiques, physiques) à l'échelle de l'individu, du groupe, voire d'une civilisation, peut être compris comme un lointain reflet de notre façon de percevoir le monde qui nous entoure, à partir de nos deux yeux.
- Toujours dans l'idée d'un "bricolage" de concepts nouveaux à partir d'éléments disparates, et recyclés ?
- Oui, j'en avais repris l'idée à Lévi-Strauss, mais Dehaene y parvient de son côté, en référence à François Jacob :
«Dans un article célèbre, François Jacob envisage l’évolution comme un bricoleur inventif qui accumule dans son garage un bric-à-brac de planches, de ferrailles ou de rouages, et les assemble pour former une machine nouvelle. Selon mon hypothèse, l’invention culturelle relève d’un mécanisme similaire : la cooptation de circuits neuronaux anciens et leur recombinaison en objets culturels chimériques utiles à une société humaine, ou tout simplement stables et reproductibles en son sein.» p. 177
- Dans l'article précédent, tu en étais resté à un processus de ce genre :
"En situant la discussion sur deux modes (objectif/ actuel vs topologique/ potentiel) la prise de conscience du sens de la parole, à partir d'éléments identifiés de phonème ou de graphèmes se situe dans ce cadre :
𓂀♡ | |||
[#] → | [♲]𓁝⇆𓁜[∅] | 𓂀♢ | |
↑ | ↑ | ||
[#] → | [♲] | 𓂀♧ |
- Oui, mais je parlais du "sens" des mots, quand il s'agit ici de creuser jusqu'aux tout premiers stades de la reconnaissance des éléments d'un lettre.
Pour le dire franchement, ce qui me perturbe le plus, c'est ma propre difficulté à caractériser le mécanisme de répétition qui est en jeu.
- Je ne comprends pas ?
- Reprends l'histoire de mon développement :
Mais, rétrospectivement, tout ceci apparaît extrêmement construit, aussi lyophilisé qu'une dose de café moulu dans une capsule Nespresso, alors que le café que je savoure dans ma tasse est produit par des processus physico-chimiques aussi complexes que la percolation de l'eau dans un granula ou la diffusion d'un arôme dans un liquide.
Et Dehaene fait de même en ramenant la spécialisation des zones cérébrales au cours de la genèse de l'individu à des processus physico-chimiques très complexes.
«De vastes gradients de spécialisation corticale pourraient expliquer que la région de reconnaissance des mots se retrouve toujours au même point du cortex. Un vaste gradient traverse l’ensemble du cortex visuel ventral (en haut) : les régions latérales répondent mieux aux images présentées au centre de la rétine, la fovéa (bleu), tandis que les régions situées au centre du cerveau répondent mieux aux images présentées en périphérie de la rétine (vert). La lecture et la reconnaissance des visages, qui nécessitent toutes deux une analyse minutieuse des détails, échouent dans les territoires corticaux dédiés à la fovéa, qui est la zone la plus précise de la rétine (en bas) (d’après Hasson et coll., 2002).
[...]
Nous avons déjà rencontré un second gradient inné, antéro-postérieur, qui définit le niveau hiérarchique où se situe chaque région dans la pyramide des aires visuelles (figure 3.5). Les régions les plus antérieures du cortex visuel préfèrent les objets complexes et structurés ; plus on s’approche du pôle occipital, plus les colonnes corticales répondent à des fragments élémentaires de l’image, jusqu’aux neurones de l’aire visuelle primaire qui répondent à de simples barres.
[...]
Une troisième source de biais provient des différences entre les deux hémisphères. Pourquoi la lecture recrute-t-elle systématiquement la région temporale gauche, alors que les visages atterrissent de préférence dans la région droite ? Cette brisure de symétrie pourrait avoir une origine visuelle : il est bien connu que le système visuel de l’hémisphère gauche est meilleur pour la discrimination des petites formes locales, tandis que le droit préfère les formes globales. Un autre facteur pourrait être la latéralisation du langage qui, dès la naissance, recrute de préférence les régions temporales et frontales de l’hémisphère gauche.» p. 197-198
- N'es-tu pas tout simplement en train de prendre conscience du bouclage de ton Imaginaire sous forme d'un ruban de Moebius ?
- Sans doute : je me suis beaucoup intéressé jusqu'à présent au passage 𓁝[∅]♧↑[∃]𓁜♢, par le haut pour ainsi dire, et nous retrouvons ici un passage par le bas : [∃]𓁜♧↓𓁝[∅]♢ qui nous mène directement à des considérations énergétiques, après la prise de conscience : (([♲]𓁝⇆𓁜[∅])⇆([♲]𓁝⇆𓁜[∅]))⇆𓂀♢.
- C'est donc ce principe d'équivalence ⇆ en mode ♢ qu'il te faut préciser : (...)⇆𓂀♢.
- Je te propose ceci, qui au fond est la croyance la mieux partagée du monde: "Je crois ce que je vois".
- Tu peux préciser ?
- Considère cet arrosoir sur la photo. C'est à l'évidence un arrosoir, et même, il est possible de retrouver dans ton cortex LE neurone unique (cf. "le neurone de la grand-mère") qui répond prioritairement à son apparition dans ton champ visuel. Nous avons donc là ce qui s'appelle une identification⚤ de l'objet, par un Sujet 𓁝𓁜 dans la posture (☯[∃][⚤]𓁜)⇅𓂀♧, qui passera spontanément de "je vois un arrosoir" à "c'est un arrosoir", et comme Saint Thomas devant le Christ, "je crois que cet arrosoir existe puisque je le vois".
Maintenant, l'activation de ce neurone particulier intervient après un très complexe cheminement de l'influx nerveux, à travers tout une structure hiérarchisée de neurones, avec, à un niveau donné, la reconnaissance de certaines configurations géométriques particulières telles que celles-ci :
La question qui se pose alors est de définir le principe d'équivalence qui va nous faire passer de ce dernier schéma à la reconnaissance de l'objet.
Tu vois tout de suite que cette approche, topologique par essence, s'inscrit à l'évidence comme le passage d'une configuration particulière d'éléments topologiques déjà là (les matériaux du bricoleur) hétérogènes entre eux (et donc de niveau [#]𓁜), en mode ♢, à cette identification élémentaire en [⚤]𓁜♧. Nous avons donc ce schéma très général :
𓂀♡ | |||
𓁝[⚤] ← | [#]𓁜 | 𓂀♢ | |
↓ | ↓ | ||
[⚤]𓁜 ← | 𓁝[#] | 𓂀♧ |
- En bref, tu en reviens au lemme de Yoneda sur les foncteurs représentables? (Note 1)
- Effectivement, et d'autant plus volontiers, que ceci va de paire avec la prise en compte d'une représentation physique du processus (passage d'un potentiel à une action). (Note 2)
- Et du coup, tu forclos le processus élémentaire
([∃]𓁝⇅𓁜[⚤]⏩[∃]𓁝⇅𓁜[⚤]⏩𓁝[⚤]𓁜)⇅𓂀♧.
- Schéma très élégant dans sa simplicité, mais qui manquait singulièrement de profondeur : par quel miracle le niveau [⚤] arriverait-il à s'étoffer suffisamment pour permettre le langage (i.e.: au-delà de la construction de N), à partir d'un simple automatisme de répétition ⇅ ?
Il fallait nécessairement redoubler ce processus immanent S↑, d'un autre transcendant S↓; pour aboutir à une "prise de conscience" au sens de J.P. Changeux (rencontre d'un percept et d'un concept).
Pour en revenir à notre principe d'équivalence ⇆ en mode ♢, l'image la plus simple que l'on puisse s'en faire revient, en définitif, à en parler comme le physicien parle d'un "observable" en mécanique quantique.
- Je ne vois pas très bien ?
- L'existence de l'arrosoir [⚤]𓁜♧ peut être vue comme résultant de la décohérence (i.e.: 𓁝[⚤]♢↓[⚤]𓁜♧) d'un état intriqué qui serait celui de la bibliothèque de protolettres ou éléments topologiques avant qu'elle soit atteinte par l'influx nerveux.
- Et donc, tu en reviens à Emmy Noether ?
- Qu'espérais-tu d'autre ? À l'appui de cette représentation, je peux m'appuyer sur la façon dont se construit progressivement l'objet à partir de ses invariances au fur et à mesure que l'on monte dans la hiérarchie des couches neuronales.
L'idée intéressante, c'est que l'invariance (ici, concernant les lettres : par rapport à leur casse, leur fonte, leur inclinaison, etc.) va de paire avec l'élargissement du champ visuel, d'environ un facteur 3 à chaque franchissement d'un niveau au suivant..
Autre fait remarquable : le passage de la géométrie à la topologie.
- Je pensais que ton schéma précédent
𓂀♡ | |||
𓁝[⚤] ← | [#]𓁜 | 𓂀♢ | |
↓ | ↓ | ||
[⚤]𓁜 ← | 𓁝[#] | 𓂀♧ |
était valable à toute échelle ?
- Sans doute, si nous entrons très finement dans le détail du fonctionnement de chaque neurone, mais il est intéressant d'agréger un peu nos représentations, comme nous le faisons instinctivement pour reconnaître un arrosoir sans à chaque fois philosopher jusqu'au radotage...
La question peut se résumer à la caractérisation de la flèche d'un morphisme E → N:
- D'où ton intérêt pour cette hypothèse de Dehaene concernant l'existence de neurones codant des "bigrammes" (tels que EN dans son exemple).
- Exactement. L'idée est extrêmement bien présentée par Dehaene, et je t'invite à lire ce passage p. 186 et suivantes:
«... Le mot « badge » serait ainsi codé par une liste de dix bigrammes : BA, BD, BG, BE, AD, AG, AE, DG, DE et GE. En transposant deux lettres consécutives, comme dans « bagde », un seul de ces bigrammes change (DG devient GD), mais 90 % du code reste le même. Cette similarité du code expliquerait que l’on continue à lire le mot « bagde » dont les lettres sont transposées...» p. 186
Tu vois tout de suite que ces bigrammes peuvent être vus comme domaine/ codomaine d'un morphisme dont la flèche est ellipsée. Or, et c'est là que ça devient intéressant, le lien entre les deux lettres est primitivement de nature "géométrique", c.-à-d. que l'espace entre lettres est pris en considération.
«Toutefois, ce code formel se heurte à quelques difficultés. D’abord, il prédit qu’il devrait être facile de lire des mots dont les l e t t r e s s o n t e s p a c é e s, même de façon i rr é g ul i è r e. En effet, cette transformation préserve les bigrammes et rend même plus saillant l’ordre de leurs lettres – et pourtant ces chaînes sont difficiles à lire. Autre problème, la liste des bigrammes n’est pas dépourvue d’ambiguïté...
[...]
C’est ici que l’implémentation neuronale vient en aide au modèle purement formel de Grainger et Whitney. Les neurones bigrammes ne répondent pas à leur paire de lettres favorite n’importe où sur la rétine. Ce sont des détecteurs locaux, qui ont un champ récepteur bien défini, et qui conservent nécessairement une certaine sélectivité spatiale » p.187
Or, en te reportant au tableau 3.10, tu vois que nous sommes ici juste après l'aire V8 bilatérale; au tout début de l'arrivée dans le sillon occipital-temporal gauche. Ensuite, nous passons aux morphèmes ou petits mots courants, et à partir de là, la reconnaissance des objets de lecture est totalement "topologique" (i.e.: la symétrie des lettres, bigrammes, morphèmes présentent des symétries de degré de plus en plus élevé, jusqu'à comprendre tabouret et strapontin comme équivalents en termes de "siège").
On pourrait donc se contenter de schémas "géométriques" en mode ♧, par exemple les cartes du cerveau pour repérer simplement les neurones "grand-mère" permettant les identifications très simples des "mots" (comme arrosoir), en comprenant que des pensées plus complexes, comme le sens d'une phrase, doivent nécessairement passer par une représentation du processus sur 2 modes ♢ et ♧. Avec ces neurones bigrammes, nous aurions là notre solution de continuité entre deux types de fonctionnement géométrique/ topologique.
Et nous retrouvons l'intuition géométrique d'une "droite" comme succession de points, dans l'aire V1 du cerveau.
Hari
Note 1 :
Voir en particulier :
Note 2 :
Voir en particulier :