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Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...

L'Homme quantique

Les neurones de la lecture - Dehaene #4 l'invention de la lecture

- Ce chapitre me rafraîchit quelque peu la mémoire, et c'est toujours intéressant d'avoir un résumé d'une vingtaine de pages couvrant cette si vaste aventure qu'est l'invention de l'écriture.

- Soit, mais à part le plaisir d'une révision, en tires-tu quelques idées nouvelles?

- Il y a déjà ce "nombre d'or" 3 qui semble se retrouver un peu partout dans la genèse de l'écriture, et que nous avions déjà vu (voir article précédent) dans l'organisation des couches neuronales permettant la lecture.

- C'est un principe d'économie...

- Oui, et je le note ici pour y revenir plus tard. Mais je voudrais explorer avec toi une autre idée, qui m'est venue en lisant ce passage :

«Les plus anciennes grottes ornées – la grotte Chauvet par exemple, qui date de 33 000 ans avant notre ère – présentent déjà des formes très sophistiquées d’art graphique. Très tôt donc, les premiers Homo sapiens ont découvert qu’ils pouvaient évoquer sur l’os, l’argile ou la paroi d’une grotte, l’image reconnaissable d’un objet ou d’un animal – et que le simple tracé du contour de la forme suffisait.

C’est une découverte qui pourrait paraître négligeable, mais qui en réalité joue un rôle essentiel dans l’invention de l’écriture. Grâce à elle, point n’est besoin de reproduire en trois dimensions la forme que l’on souhaite évoquer ni même d’en peindre la surface en deux dimensions (même si nos ancêtres ont également vite découvert tout le profit que l’on peut tirer de ces arts que l’on appelle aujourd’hui la sculpture et la peinture). Quelques traits de la main suffisent pour tracer un contour que l’œil reconnaît immédiatement comme un bison ou un cheval. On peut y voir une première manipulation, évidemment strictement empirique, de l’homme sur son système nerveux. La plupart des cellules de la rétine sont insensibles aux à-plats de couleurs, mais répondent au contraste, que celles-ci soient évoquées par un simple trait[…]» p. 212

En fait ces contours pour évoquer l'objet sont déjà des "projections" au sens mathématique du terme.

Dès l'origine de l'humanité, notre esprit est habitué à extraire du Réel quelques traits significatifs destinés à nous le représenter. Dès cet acte intellectuel, tout est en place pour aboutir à nos modernes considérations topologiques. Fondamentalement, l'homme des cavernes aurait pu comprendre cette présentation d'Étienne Ghys à Polytechnique :

Le groupe fondamental par les revêtements 1 / Collectif Henri Paul de Saint-Gervais

- Tu tires un peu fort sur l'élastique !

- Tu ne me comprends pas : la question n'est pas de savoir si un homme des cavernes aurait pu intégrer l'X, mais de comprendre que notre façon moderne d'appréhender le monde est conditionnée par notre nature de primate, par notre façon de réutiliser quelques cellules de notre cerveau, destinées à l'origine à réaliser d'autres tâches, pour faire des maths, et que ce faisant, nous pouvons retrouver, jusque dans les théories les plus pointues, les objets primitifs à partir desquels nous bricolons aujourd'hui notre représentation du monde.

- Et c'est pourquoi tu parlais hier du cheminement de l'influx nerveux dans notre cortex en termes de mécanique quantique ?

- Absolument. Et tu remarqueras, en relisant ce chapitre avec cette idée en tête, que je ne fais que prolonger le développement de Dehaene concernant l'économie des processus engagés dans l'invention de l'écriture.

- Je crois qu'il y a là matière à méditer un certain temps...


Le 17/ 08/ 2022 :

- À l'appui de l'idée que toutes nos théories gardent en elles la trace de notre nature de primate, j'ai lu ce matin un article d'Antoine Gautherie, sur l'intelligence artificielle dans le "Journal du Geek" paru le 09 août 2022. L'auteur nous rapporte une expérience tentée par des chercheurs de l'Université de Colombia.

© Yuyeung Lau - Unsplash

En gros, ils ont laissé une IA, sans aucune connaissance théorique sur le sujet, trouver par elle-même une "théorie" permettant d'expliquer les mouvement d'un pendule double (un pendule accroché à un autre pendule). Il faut 4 "variables d'état" pour définir ce mouvement... L'IA a trouvé de son côté une théorie nécessitant 4,7 variables.

- À quoi peut bien correspondre 0,7 "variable" ?

- On n'en sait rien... Toujours est-il que sa théorie, d'après ce qui en est rapporté ici,  rendrait compte de l'expérience.

- Cependant, il s'agit du résultat lointain d'un algorithme écrit par des humains...

- Sans doute, mais l'horizon qui s'offre à nous est bien plus grand : imagine ce qu'il adviendra lorsque nous aurons enfin des ordinateurs quantiques !

- Je repense à ce livre de Teilhard de Chardin, qui avait tant marqué ton adolescence : "La place de l'homme dans la nature".

- Oui, et la question qui me trotte dans la tête est celle-ci : et si, au lieu de nous considérer comme une sorte d'aboutissement de l'évolution, l'expression ultime du vivant, nous n'étions qu'un outil, ou une passerelle, permettant à autre chose d'advenir, et à la vie de poursuivre son chemin à travers nous, comme à travers d'autres d'ailleurs ?

- Tu recules encore d'un cran le principe relativiste, mais c'est angoissant...

- Ou exaltant ?


Le 20/ 08/ 2022 :

- Deux jours de grattage et de ponçage avec mon ami P. V., avant d'attaquer la peinture de ma balustrade... Épuisant. Travail qui par ailleurs met en évidence un défaut viscéral chez moi : une fois lancé dans le décapage, je ne sais plus où m'arrêter avant de mettre la ferraille à nu, ce qui est contre-productif, puisque j'en fais trop, tout en supprimant des coches de protection encore saines...

- Tu entames une thérapie par le ponçage ?

- Non, mais c'est un bémol à mes précédentes réflexions concernant la concurrence entre humains et IA... Revenons à cet IA qui aurait pondu une "théorie" alternative à la physique humaine. On peut accepter l'idée qu'elle ne réponde pas à notre logique, mais est-elle plus "efficace" que la nôtre ?

- En tout cas, elle n'a pas attendu des siècles pour passer de Galilée à Lagrange...

- J'entends bien : les circuits électroniques sont plus rapides que des synapses entre neurones, mais parlons-en en termes d'efficacité, ou plutôt, d'élégance : une théorie utilisant 4,7 paramètres (I.A.) est certainement plus compliquée qu'une autre n'en utilisant que 4 (humaine).

Vois-tu où je veux en venir ?

- Pas trop...

- Notre développement humain est l'aboutissement, aujourd'hui, sur cette Terre, d'un processus évolutif qui a pris en gros 4,5 milliards d'années, et par sélection naturelle, les processus les plus efficaces ont abouti au développement de notre cerveau contemporain. En particulier, et c'est l'objet de ce livre, notre système visuel s'est développé d'une certaine façon pour "voir" le monde qui nous entoure, le plus efficacement possible compte tenu de nos limitations biologiques.

Mais qu'en est-il de notre IA ?

- Je ne vois toujours pas le rapport avec ton introduction...

- J'avais l'idée que l'IA était comme le métal brut de ma balustrade, et qu'en le laissant apprendre "tout seul" nous repartions de zéro, comme l'Homme s'est développé à partir de la matière brute de la Terre, lors de sa formation, pour en arriver à toi et moi. En somme, je voyais l'IA et l'homo Sapiens à égalité sur leurs starting-blocks.

Or, nous sommes loin du compte car l'IA n'a pas développé sa propre façon de "percevoir" le monde, comme notre cerveau a développé toute une stratégie pour transformer l'impact des photons sur notre rétine en images mentales.

- On s'en rapproche en développant des logiciels de reconnaissance faciale par exemple...

- Voilà : nous utilisons ce que la nature a déjà développé en nous, ou dans le règne animal, pour fabriquer nos robots, parce que, comme cela se retrouve à chaque page de ce livre de Dehaene, la nature cherche l'efficacité. Autrement dit, pour en revenir à ma métaphore : nous ne grattons pas le fer jusqu'à le mettre à nu.

Et si l'IA dont il est question dans cet article, développe une théorie (incompréhensible) basée sur 4,7 variables pour expliquer un mouvement qui en demande 4 à un esprit humain, j'aurais tendance à dire que la théorie IA n'est pas optimale.

- Attends, ce n'est qu'une expérience, n'oublie pas cette IA qui a appris le jeu de go toute seule, et remporté des matchs contre les meilleurs joueurs humains. Elle a, en particulier, joué un coup qu'aucun spécialiste n'avait pu prévoir dans une partie.

- Le point est intéressant: tu me parles de l'expérience acquise par l'humanité depuis la création du jeu de go, ce qui remonte à 3000 ans environ. Disons que depuis l'origine du jeu, l'homme a appris de quelques dizaines de millions de parties, et qu'un maître de go a dû en apprendre quelque dizaines de milliers.

- Il ne s'agit pas seulement d'étudier des parties, mais d'en comprendre le déroulement, avec des coups d'entrée, le développement en milieu de partie, pour finir par les batailles de rue.

- Peu importe, cette stratégie découle de l'expérience acquise. De son côté l'IA a développé sa propre stratégie, non pas en apprenant des maîtres passés, à la manière humaine, mais à partir de quelques millions de parties, tout en utilisant un logiciel basé sur le fonctionnement neuronal humain (ou "apprentissage profond").

Dans ce face à face Homme / IA :

  • Les deux ont la même structure fine de compréhension, ou "deep Learning";
  • Le domaine d'expérience de l'IA est plus grand que celui d'un humain;
  • La mémoire de l'IA est certainement plus "globale" que celle d'un humain.

Autrement dit, dans un espace très restreint (le go ban) et avec des objets élémentaires (des pierres noires et blanches), l'IA bat l'humain à son propre jeu (grâce au deep learning) parce qu'il va plus vite (les circuits électroniques) que l'influx nerveux dans le cortex d'un humain.

Mais globalement, ce deep Learning est encore une façon de singer un humain : nous n'avons toujours pas mis le fer à nu.

- Nous pourrions poursuivre la discussion jusqu'à plus soif, mais qu'en retires-tu ?

- Actuellement, les matheux utilisent couramment l'ordinateur pour explorer les conséquences de leurs hypothèses et faire des travaux répétitifs, comme, par exemple pour représenter les mouvements chaotiques d'un pendule double : 

Par Ari Rubinsztejn — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=75448143

Ce faisant, la tentation est grande de croire que le Sujet s'efface devant une "loi de la nature", d'autant plus que le rendu de l'ordinateur est parfois "imprévisible".

- Bon, ça va, tu nous le serines depuis assez longtemps...

- Tu n'as pas compris : je dis qu'il n'y a d'opposition entre

  • le fait de prendre en compte la place du Sujet dans son discours (l'approche de Bohr),
  • et croire que le discours scientifique s'occupe des lois de la nature (l'approche d'Einstein)

pourvu que nous prenions conscience que notre façon de comprendre les "lois" de mère nature vient de ce qu'elle nous a enfantés (et donc selon ses propres lois) : c'est la question de savoir qui est premier de la poule ou de l'oeuf...

J'irai même plus loin, en grattant jusqu'à mettre la ferraille à nue :

"La façon la plus radicale de prendre conscience des lois de la nature,
c'est de prendre conscience de notre façon qu'en avoir conscience
"

- Ceci dit, il y a peut-être, ailleurs dans ce vaste univers, d'autres façons pour la nature de s'exprimer et prendre conscience d'elle-même...


Le 21/ 08/ 2022 :

- En attendant une discussion avec des extra-terrestres, j'aimerais que tu reviennes sur cette proposition :

"La façon la plus radicale de prendre conscience des lois de la nature,
c'est de prendre conscience de notre façon qu'en avoir conscience
"

qui me semble quelque peu alambiquée, à la limite d'une raffarinade...

- Il faut effectivement clarifier cette phrase qui s'est glissée sous ma plume, quasiment à l'insu de mon plein gré. L'idée qui se fait jour me semble être qu'une théorie quelconque ne peut être considérée comme "bien construite", que si son expression concernant son "objet" est congruente à la façon qu'a le Sujet de s'exprimer.

L'exemple qui me vient à l'esprit est le lien entre énergie potentielle/ cinétique mis en forme par Lagrange dans sa mécanique analytique et que nous retrouvons dans la façon qu'a le Sujet de passer du mode "relationnel" ♢ au mode "objectif" ♧; i.e. : 𓁝↓𓁜. (Note 1)

- Et ?

- Et donc, nous pouvons considérer que Lagrange exprime une "loi naturelle" dans la mesure où ce qu'il écrit, non seulement permet de prédire le comportement de l'objet, mais également, et surtout, dirais-je, parce que cette façon de s'exprimer correspond à notre façon de former nos idées, en suivant notre prise de conscience du Réel à partir du fonctionnement de nos cellules grises et de leur organisation dans notre cerveau.

- Je vois l'idée, en somme, tu en reviens à la métaphore utilisée par Alain Connes de la scène et des coulisses, que tu complètes en disant que l'organisation dans les coulisses est congruente à l'organisation visible sur la scène. (Note 2)

- Voilà, je crois que là, nous tenons quelque chose... À mon sens, le sentiment d'évidence, le eurêka d'Archimède ou la joie d'arriver à "comprendre", tient à cette congruence (ou harmonie) entre l'état d'esprit du Sujet marquant son intention et la compréhension qu'il a de l'objet de son attention, l'esprit entre ainsi en résonance.

- Tu as un exemple en tête ?

- Je pense à l'optique de Fermat. Le chemin suivi par un rayon lumineux est celui de "moindre temps". Théorie qui implique un passage entre :

  • l'appréhension de "tous les chemins possibles", en mode ♢ et
  • l'actualisation du chemin de "moindre temps" en mode ♧,

qui correspond formellement au mouvement 𓁝↓𓁜, que tu retrouves "évidemment" chez Lagrange, mais encore chez Dirac. D'où une congruence entre cette approche de Fermat et la mécanique Q :

  • En mode ♢ d'un côté "tous les chemins potentiels" de l'autre les états quantiques superposables;
  • En mode ♧ d'un côté le chemin de moindre temps, de l'autre l'observable.

Rapprochement évident, que tu retrouves également dans la thermodynamique de Boltzman par exemple ou la formule de Stokes (Note 4), dès que tu te donnes la peine de représenter le mouvement des auteurs.

Dans cette optique, l'intérêt de notre approche serait de "faire le lien" entre :

  • La représentation de l'objet et
  • La représentation du Sujet, auteur de cette représentation.

Surmontant de ce fait une très ancienne distinction entre ce qui relève de l'objet ou de ce que l'on en dit. (Note 3)

- Ce qui donnerait un petit coup de Polish à cette antienne de Nicolas Boileau:

«Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement. Et les mots pour le dire arrivent aisément» L'Art Poétique, 1674.

- Amen

Hari

Note 1 :

Voir :

Note 2 :

Voir la série d'articles sur le livre d'Alain Connes et Patrick Gauthier-Lafaye "À l'ombre de Grothendieck et de Lacan", dont le premier article est ici :

Note 3 :

Référence à la série d'articles sur la querelle des universaux, mais là, j'ai la flemme de chercher.

Note 4 :

Cette formule de Stokes me semble être d'une portée proprement philosophique, voir en particulier :

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