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Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...

L'Homme quantique

L'Imaginaire du Sujet et son langage

Luigi Rizzi - Au Collège de France

- Je cherche désespérément depuis hier dans les vidéos de Luigi Rizzi (voir "Entre syntaxe et matière active") le passage où il indique explicitement que la dynamique du langage nécessite deux dimensions pour être représentée. Du coup, en revenant plus attentivement sur son propos j'ai l'envie d'approfondir sans délai le lien qui s'instaure nécessairement entre l'Imaginaire du Sujet et son expression par le langage.

- Tu avais commencé ta démarche par cette idée que l'Homme est un être de langage, idée qui a une longue barbe !

- Oui, tu as raison de remonter jusqu'à cette racine, car elle pose un problème théorique fondamental : si l'Homme est conditionné par son langage (Lalangue de Lacan), il n'en demeure pas moins que ce langage n'existerait pas sans son utilisation effective, ou son "actualisation" par un ou des hommes. Il y a dans tout langage une articulation entre l'actuel et potentiel.

- Il s'articule donc entre les deux modes ♧ et ♢ de pensée du Sujet ?

- C'est implicite dans la démarche de Rizzi, et cela se retrouve dans sa façon de présenter l'évolution du langage enfantin.

- Par exemple ?

- Lorsque l'enfant omet le sujet du verbe dans une phrase, ce qui est une faute très fréquente dans des langues telles que le Français ou l'Anglais, il est repris par ses parents. Néanmoins, cette ellipse du sujet existe dans certaines langues telles que le Portugais dans sa variante Brésilienne. Autrement dit l'enfant explore des possibles déjà câblés dans son cerveau (il y a des vérifications par IRMf). Mécanisme que l'on retrouve à plus grande échelle comme un paramètre permettant de définir une langue donnée comme un cas particulier d'une possibilité offerte dans une "langue générale". Cette dernière n'étant qu'un champ extrêmement restreint de combinaisons virtuelles entre les mots (i.e.: variétés attestées et non-attestées).

Et donc, pour "parler" de linguistique, le linguiste 𓂀 se positionne nécessairement sur 3 modes distincts :

  • En mode ♧, les "mots" désignent des "objets", et l'objet final de la démarche est alors le "mot" lui-même comme "objet" de son attention, nous nous intéressons au lexique ;
  • En mode ♢, on s'attache aux "relations entre mots", ce qui permet de faire des graphes. On y retrouve l'opération élémentaire  "merge" consistant à produire une expression nouvelle à partir de deux éléments ;
  • En mode ♡, il s'agira de comprendre les lois de composition de ces graphes de niveau ♢. C'est à ce niveau que s'établissent les régularités communes à toutes les langues et leur paramétrage (i.e.: régularité et variations).

Comme tu le vois, tout cela vient assez bien dans notre grille :

𓂀          
  [∃] [⚤] [#] [♲] [∅]
  [∃] [⚤] [#] [♲] [∅]
  [∃] [⚤] [#] [♲] [∅]
  [∃] [⚤] [#] [♲] [∅] 

- Soit, mais cela ne nous apprend pas grand-chose...

- Nous pouvons cerner la linguistique de plus près, en nous intéressant maintenant aux niveaux du discours. 

Le niveau [∃] est assez évident :

  • En [∃]♧ nous avons le "mot" comme objet final (*)# (on pourrait partir du phonème, sans rien changer au mode);

- Quel est le Réel  dans cette perspective ?

- Pour l'enfant, c'est le bruit qu'il entend, pour le linguiste ce sont les mots qu'il étudie avant de les avoir interprétés ou reconnus. Imagine l'ethnologue débarquant dans une tribu d'Amazonie, inconnue de tous, agressé par des voix sans signification pour lui.

  • En [∃] nous pourrions très bien reprendre l'objet final de la catégorie des graphes •⟲♢ , puisque nous allons construire des graphes ;
  • En [∃], c'est le graphe élémentaire "merge" qui est l'objet final de la réflexion.

- Soit, mais si tu as précisé le Réel, tu ne dis rien du Symbolique .

- Le passage de  ♧ à ♢ puis à ♡ est assez évident, et Luigi Rizzi en parle d'ailleurs explicitement : il s'agit d'un effort de simplification, autrement dit du passage du multiple à l'Un. L'idée d'un "langage universel" paramétrable est à cet égard, très significative.

- Autrement dit, nous restons dans une approche Platonicienne ?

- Ah ! La question est intéressante ! Je dirais a priori que oui.

En effet, il s'agit pour le linguiste de décrire l'objet de son attention, ici "les langues", en position ex post : (les langues)𓂀, ce que je décris, moi 𓂀H, ici et maintenant, dans mon propre commentaire, ainsi : ((les langues)𓁜Rizzi)𓂀H.

- Il n'en est pas toujours ainsi : l'idée de "langue universelle paramétrable" est discutée, remise en cause, en posture ex ante 𓁝.

- Oui, parce que la démarche est scientifique, mais il reste malgré tout une tension entre une démarche immanente de type S↑ et l'exigence toute Platonicienne d'une Unicité désirée.

- Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement ?

- Tu as sans doute raison, précisément parce que la "langue" s'apprend en passant du maître 𓁜 à l'élève 𓁝, qui doit réussir à passer en position 𓁜, pour la transmettre à son tour. Autrement dit la "langue" est avant tout une loi énoncée en [♲]𓁜.

Et c'est sans doute là que se situe la délimitation du champ linguistique inscrit dans un univers de combinaisons (Rizzi met en exergue une phrase de Galilée à ce sujet, qu'il faudrait retrouver).

En contrepoint, si je puis dire, lorsque Stéphane Mallat aborde le "deep learning" ou langage machine, en termes de mathématiques, nul doute, s'il en vient à la théorie des catégories, qu'il puisse appréhender l'objet initial en posture ex ante 𓁝[∅].

- Tu ne pourrais pas parler plus simplement ?

- Reviens à la pensée mythique de Lévi-Strauss : le symbole y est connoté par le récit mythique, sans être jamais dénoté. C'est pareil chez les Hébreux qui ne peuvent pas prononcer le nom de dieu, mais simplement y faire allusion par  יהוה. Dans les deux cas, le Sujet assume pleinement sa posture ex ante par rapport à ce qui le définit, le Symbolique.

Par contre, lorsque le Sujet exprime son doute ou son hésitation 𓁝 par une interrogation : "qu'est-ce que tu lis ?", le linguiste s'attache aux marques explicites de cette posture, i.e.: ((qu'est-ce que...?)𓁜)𓂀, sans repérer la posture elle-même. (𓁝[α]𓁜)𓂀.

- Attends ! Rizzi fait explicitement référence à deux marqueurs en tête de phrase (complémenteurs) très importants:

  • Le focus , qui marque l'intention du locuteur;
  • Le topique, qui marque l'attention du locuteur.

- C'est bien ce que je dis : l'intention du Sujet est toujours objectivée, quand, dans son vécu, avant qu'il cherche à l'exprimer, elle se marque par la posture 𓁜 ou 𓁝. En ce sens, notre système de représentation de l'Imaginaire du Sujet est plus primitif que la langue par laquelle il s'exprime.

- Tu retrouves la distinction Platonicienne entre le langage et l'idée...

- Ce n'est sans doute pas un hasard si la linguistique est née en Occident.

- Soit, nous en étions restés aux niveaux [∃], et si nous avancions ?

- J'ai toujours situé le discours en [⚤], et je trouve chez Rizzi des arguments très forts à l'appui de mon hypothèse.

  • De façon évidente :
    • l'expression orale se déroule dans un temps discret, non pas "continu" comme en [#] mais juste "logique", compris comme succession de phonèmes et de mots, simplement repérés par leurs positions respectives : avant/ après;
    • Le discours est constitué d'éléments, jamais des parties# d'un "tout" donné d'avance;
  • La récursivité, qui se marque, élémentairement par les sauts (*)↑{*} entre les niveaux [∃] et [⚤], auxquels on peut rattacher l'automatisme de répétition freudien;
  • Une création indéfinie (et non pas infinie qui n'est concevable qu'en [#]), avec la notion de successeur et la construction de l'ensemble des entiers naturels N;
  • La notion d'ordre dans les constructions, permettant par exemple le choix entre la structure Sujet-Verbe-Complément ou son inverse C-V-S;
  • La réification de ∅ (dénoté), c'est-à-dire la façon de d'objectiver la place vide dans les structures, qui renvoie à l'objet discriminant {0;1}...

- Soit et concernant [⚤] ?

- Ce sont bien entendu les "cartes" dont parle Rizzi. Ce qui suppose d'une part des "mots" en mode ♧, mais également de réifier sous forme d'un trait (i.e.: graphique et non verbal) le lien entre les mots. Le passage du mode ♧ au mode ♢, tenant précisément à cette représentation du lien.

Ce changement de mode implique évidemment un changement de logique, et ça, Rizzi n'est parle pas.

J'ai une autre remarque sur sa façon de "cartographier" une langue : il n'indique pas à quoi correspondent les deux axes de son plan de projection.

- Ça me semble assez évident :

  • L'axe des x est temporel : il marque la succession des mots dans la phrase;
  • L'axe des y marque la "monté du sens" . La phrase complète est au sommet.

- Oui, sans doute, ce qui devrait nous permettre de qualifier l'automatisme de répétition qui s'instaure entre [∃] et [⚤].

formaliser la diversité des langues - à 11'

- Mais alors, j'ai l'impression que le choix entre les structures qui branchent à gauche et celles qui branchent à droite marque une différence d'approche très primitive entre deux types d'attitude.

- Ça nous renvoie à un article "Réalité vs Wirklichkeit" dans lequel je commentais une intervention Heinz Weismann qui tournait autour de la différence de perception liée à ce choix fondamentalement différent entre le Français et l'Allemand.

"Mme de Staël remarque qu’il est difficile d’interrompre un Allemand dans son discours car le sens ne s’en révèle qu’une fois l’énoncé achevé, tandis que le Français permet de comprendre progressivement le sens du discours au fur et à mesure de son énonciation. Weismann parle de "flèche" ou de "piquant" au sujet d’une discussion qui se construit entre des interlocuteurs français, la discussion "en soi" est ce qui captive, même si le sens échappe, voire si elle n’a ni queue ni tête. À l’inverse, une discussion allemande doit nécessairement être articulée, les échanges aboutis.

Maintenant regardez ce qu’il en est de la réalité. Pour le français, et le mot est de Weismann, la réalité est géométrique, comme la France est hexagonale, ou la défense française aboutie dans la ligne Maginot. Alors que le terme allemand (je me réfère à lui puisque je ne parle pas allemand) évoque un processus évolutif, en devenir. De Gaulle, rappelle-t-il, mettait en garde contre la guerre éclair, une flèche contre la ligne Maginot.

Et vous voyez, sans doute comme moi le paradoxe ! D’une part, le français est léger, rapide, dynamique dans la construction de son discours, mais les concepts sont statiques, géométriques, quand l’Allemand livre une phrase "tout d’un bloc", géométrique dans sa construction, mais qui charrie des concepts fluides, temporels (et donc logiques)…"

Le texte est de 2018, et j'ai pas mal avancé depuis, mais il y a un fond de sauce que l'on peut retravailler aujourd'hui.

Lorsque Weismann dit que pour le Français "la réalité est géométrique" quand pour l'Allemand elle est évolutive, en devenir, je pense que les orientations différentes des graphes linguistiques nous permettent de mieux comprendre de quoi il retourne :

1/ Pour le Français qui "part à droite", la tête de la phrase est à l'origine, et les détails s'enchaînent à sa suite. Sur le graphe, le sens est fonction décroissante du temps, et il est donc possible dans une discussion d'interrompre son interlocuteur sans "perdre le fil" de ce qu'il exprime.

Cela va de pair avec un penchant pour une pensée top-down ou S↓. Nous retrouvons ici toute la rigidité universitaire française, qui remonte à la scolastique de Paris au Moyen Âge.

2/ Pour l'Allemand qui "part à gauche", la pensée est fondamentalement bottom-up ou S↑, et la phrase ne dévoile son sens qu'à la fin de son énoncé.

- Oui, à ceci près que les Anglais sont également dans une pensée pragmatique par rapport à notre structuralisme foncier, quand leur langue branche à droite, comme la nôtre...

- La question est ouverte. Je crois néanmoins que le langage doit prédisposer à une certaine façon de conceptualiser ce que l'on exprime, car bien souvent la pensée suit son énonciation. Comme le dit Lacan :

"… les poètes, qui ne savent pas ce qu’ils disent, c’est bien connu - c’est vrai - disent toujours quand même les choses avant les autres (…) ce qui est écrit dans la célèbre formule de Rimbaud dans la Lettre d’un voyant : “Je est un autre.” » Aphorisme énoncé dans (Lacan, Le Séminaire. Livre II. Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 1954 -1955)

- D'accord, il y a sans doute à creuser dans cette direction, mais est-ce tout ce que tu as à dire ?

- Je ne te livre ici qu'une réaction immédiate à mon visionnage rapide de cette présentation de Luigi Rizzi que je découvre par la même occasion.

1/ Je n'ai pas abordé le dernier mode ♤, celui des "ponts entre théories du 1er ordre" d'Olivia Caramello. Peut-être est-ce à ce niveau qu'il faudrait situer les choix paramétriques fondamentaux qui figent une langue (par exemple le choix entre SVC ou CVS dont nous venons de parler).

2/ Bien qu'il n'y ait pas de notion d'espace continu en linguistique, en [#], il y est néanmoins question de "symétries", ce qui implique le passage par [♲] où se ressent le besoin de symétrie.

Dit autrement : l'expression sous forme procédurale
([⚤]⏩[♲]⏩[∃]⏩[⚤])𓂀 du changement de mode :

  [∃]  ⏩[⚤] ⏩ [♲] 𓂀
         
[♲] ⏩ [∅]      𓂀

permet, après le passage par [♲], la recherche de symétries en [⚤], même si le Sujet en observation en [⚤] n'en a pas conscience : le besoin ressenti par le Sujet en [♲]𓁝𓁜[∅] trouve son expression chez le linguiste en [⚤]𓂀.

3/ S'il y a un "objet linguistique", conditionné par des "choix" et présentant des invariances par rapport à certaines symétries, nous retrouvons bien le triptyque de Noether (quantité conservée/ symétries/ indétermination) au niveau  [♲], qui doit se décliner en ses différents modes.

4/ Ce qui nous permet de situer de façon très générale le "champ linguistique" en rouge sur notre grille Imaginaire :

𓂀          
  [∃] [⚤] [#] [♲] [∅]
  [∃] [⚤] [#] [♲] [∅]
  [∃] [⚤] [#] [♲] [∅]
  ☯[∃] [⚤] [#] [♲] [∅] 

- Quid de [∅]  ?

- Comme nous en avons discuté, il me semble que Luigi Rizzi en reste à une attitude très platonicienne, avec l'Un en objet initial [1], mais il faudrait en discuter directement avec lui.

D'ailleurs cette question en soulève d'autres concernant la pertinence d'une linguistique développée en Occident, doté d'une écriture alphabétique, pour décrire une langue associée à une écriture utilisant des idéogrammes, comme le Chinois. En particulier, les mots chinois sont classés selon une grille (Terre/ Bois/ Métal/ Feu/ Eau) qui nous est totalement étrangère, et conditionne l'apprentissage de la langue...

- La différence d'écriture ne semble pas induire de différence dans l'activité cérébrale des lecteurs Français/ Chinois (voir ici).

- Je me pose malgré tout la question. Mais pour en revenir à l'objet initial en [∅], la philosophie commune en Chine (Taoïste) se réfère explicitement "au vide et au plein" quand Platon se focalise sur une différence Un/ multiple (voir "Retour à Platon et Aristote"), ce qui doit "teinter" la forme générale du discours Chinois autrement que le nôtre, de même que la différence SVO/ OVS se traduit par une différence d'attitude entre locuteurs Français et Allemands.

Dans cette veine, nous avons vu en particulier la difficulté rencontrée par les Japonais pour retranscrire leur langue à l'aide de "kanjis", ce qui conduit au concept de Ma  間 ou espace supportant et séparant les concepts (voir "L'espace/ temps et Ma 間"). J'avais déjà émis une critique concernant un essai d'acclimatation de la sémiotique au Japonais (voir ici).

Il y a donc, en Chinois comme en Japonais, des non-dits porteurs de sens, en fonction du contexte (comme dans la pensée mythique); ce qui ne peut être approché par une pensée purement limitée à la posture ex post 𓁜.

- Attends ! Tu ne peux pas reprocher à une science qui s'occupe de ce qui est dit, de ne pas prendre en compte ce qui n'est pas dit...

- Désolé, mais le linguiste a déjà franchi le pas en indiquant des places vides dans ses graphes, comme le 0 dans le nombre 2022 indique un manque en position des centaines.

Comme tu le vois, la discussion reste ouverte...

- Amen

Hari

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