Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...
20 Juillet 2018
En visionnant une vidéo intitulée "penser entre l'allemand et le français" hier soir, j’ai senti le besoin de figer certains souvenirs qui tournent dans ma tête depuis quelque temps déjà. En effet, Heinz Weismann pointe une différence d’approche du concept de réalité qui nous occupe depuis un moment.
Il repère, dans le champ linguistique -à la base même de notre démarche- une différence sensible dans la représentation de cette disjonction entre Réel / Imaginaire, qui fonde notre sentiment de "réalité".
La démarche se reboucle ainsi dans le champ d'où elle émerge !
Mais je vais un peu vite, prenons le temps de dérouler le fil.
Il convient d’abord de s’entendre sur ce que pourrait être "la réalité". Disons que pour nous, il s’agit d’un état imaginaire particulier, celui de la "prise de conscience" accompagnant un mouvement de recul du Sujet par rapport à son Objet, comme Hamlet tenant dans sa main un crâne est renvoyé à lui-même par celui-ci : "to be or not to be"… C’est une sorte de miroir qui déconne.
C’est dire que la "réalité" ne peut en aucun cas se confondre avec un Réel qui, comme nous ne cessons de le rappeler ici, nous échappe irrémédiablement. Le Réel, c’est "la clocherie des choses", pour reprendre Lacan. C’est ce qui cloche face à nous, comme ce crâne révélant à Hamlet une autre face de lui-même. Le rapport entre Sujet et Objet étant proprement la "réalité" ou la "prise de conscience" du Sujet : "to be or not to be, that is the question"… Question renvoyant Hamlet dans ses pensées, l’Objet n’étant qu' accessoire, au sens le plus théâtral du terme :
- Dites patron, je vous ai amené trois crânes pour la scène du couvent ;
- Pas celui-là, trop blanc, on le croirait en sucre ! C’est pas Luis Mariano dans le Chanteur de Mexico, je te rappelle. Et celui-ci trop petit : on dirait une tête de macaque. On n’est pas non plus chez les Jivaros. Celui-là OK, mais salis-le un peu, qu’il sente la tombe et les vers de terre.
- OK, c’est parti !
L’accessoire choisi, l’affaire est pliée, on n’en parlera plus, on ne le verra plus. L’acteur peut retourner à son récit intérieur, et répéter sans accessoire, puisqu’il n’est pas Hamlet…
Eh bien, j’ai eu quelques difficultés à partager cette présentation des choses en deux occasions distinctes, face à deux médecins, cartésiens dans l’âme et profondément attachés l’un comme l’autre à la matérialité des choses.
La première occurrence fut le repas de fin de séminaire à Paris Diderot. J’étais à côté du docteur PB qui me charriait gentiment en me disant qu’il n’avait strictement rien compris à ma présentation, que Freud n’est pas fréquentable puisqu’il a envoyé ses 2 fils à la guerre et que Lacan est un charlatan. Enfin bref, nous n’étions pas sur la même longueur d’onde. Puis la discussion avançant nous en venons à parler du "réel", du "concret".
- Cette table est bien concrète, me dit-il, tu la vois comme moi, nous y sommes tous les deux assis.
- Non, c’est une table pour toi, pas en soi, et si ça l’est pour moi également, c’est par une certaine éducation commune, qui me fait donner le même nom à ce qui répond à une utilité commune : s’y asseoir pour manger.
Je m’énerve un peu sur le sujet, le ton monte et je l’attaque :
- Comment peux-tu me rappeler, comme tu l’as fait tantôt, que l’on puisse définir un morphisme à partir simplement des flèches, sans faire appel à la notion d’objet, et par ailleurs t’accrocher ainsi à la matérialité de l’objet, dès que tu sors des maths ? Tu ne réfléchis pas aux implications de ce que tu sais déjà !
Après ce rappel un peu brusque, la conversation fut plus ouverte, et PB me fit une remarque fort utile concernant la nécessité pour moi de m’intéresser à la géométrie projective, ce dont je lui suis très reconnaissant, nous y reviendrons une autre fois.
La seconde occasion fut un repas champêtre, où je me retrouvais face à un ancien prof de maths de taupe, d’un grand lycée Parisien, ayant fait intégrer Ulm ou X à une demi-douzaine d’élèves chaque année de sa carrière, et JJ son beau-frère, docteur de son état, et collectionneur dans l’âme. Même réaction face au réel, de la part du toubib, aucune difficulté de la part du matheux, et donc, je reprends le même exemple pour faire la même mise au point : le Réel c’est ce qui perturbe l’Imaginaire. Nous arrivons tant bien que mal à nous comprendre, mais avec une certaine frustration :
- Bon d’accord, mais en somme tu ne nous dis rien sur le Réel, sur la réalité des choses. Ça ne nous apprend rien du monde qui nous entoure.
Et c’est là que se situe le désir : "je veux savoir ce qu’il en est". C’est un sentiment particulièrement fort chez les toubibs, selon l’expérience que j'en ai. Ils ont cassé tous les tabous depuis des siècles, en ouvrant des cadavres pour voir comment ça fonctionne. On ne leur raconte pas des bobards à eux, qui côtoient la mort chaque jour : ils savent ce que c’est ! Et ils savent la vie également : ni dieu ni maître, mais des viscères qui palpitent et s’articulent entre elles. Bref, ils ont envers la science la foi du charbonnier. Le pis étant qu’ils extrapolent leur pratique pour l’ériger en philosophie.
Si nous ne savons rien du Réel, nous avons vu cependant que nous en prenons conscience par deux voies différentes, systématiquement. La dualité est inhérente à l’action.
Et pour nous limiter à la représentation rationnelle du Monde, nous avons vu qu’il y a deux façons d’y arriver :
Soit par la voie logique (entre I1 et I01)
Soit par la voie géométrique (entre I01 et I0)
Avec cette difficulté concernant la seconde, qu’il faut régresser vers la voie logique pour passer de la représentation d’un concept de cet ordre à son observation. C’est toute la question de l’observable en physique.
Je ne veux pas reprendre ici ce qui a été déjà longuement développé dans mes derniers billets, mais vous inviter à écouter Heinz Weismann en y repensant.
Deux choses me frappent dans son intervention :
d’une part son commentaire sur les réflexions de Mme de Staël;
d’autre part une difficulté à traduire "réalité" en allemand ou "wirchlichkeit" en français.
Mme de Staël remarque qu’il est difficile d’interrompre un Allemand dans son discours car le sens ne s’en révèle qu’une fois l’énoncé achevé, tandis que le Français permet de comprendre progressivement le sens du discours au fur et à mesure de son énonciation. Weismann parle de "flèche" ou de "piquant" au sujet d’une discussion qui se construit entre des interlocuteurs français, la discussion "en soi" est ce qui captive, même si le sens échappe, voire si elle n’a ni queue ni tête. À l’inverse, une discussion allemande doit nécessairement être articulée, les échanges aboutis.
Maintenant regardez ce qu’il en est de la réalité. Pour le français, et le mot est de Weismann, la réalité est géométrique, comme la France est hexagonale, ou la défense française aboutie dans la ligne Maginot. Alors que le terme allemand (je me réfère à lui puisque je ne parle pas allemand) évoque un processus évolutif, en devenir. De Gaulle, rappelle-t-il, mettait en garde contre la guerre éclair, une flèche contre la ligne Maginot.
Et vous voyez, sans doute comme moi le paradoxe ! D’une part, le français est léger, rapide, dynamique dans la construction de son discours, mais les concepts sont statiques, géométriques, quand l’allemand livre une phrase "tout d’un bloc", géométrique dans sa construction, mais qui charrie des concepts fluides, temporels (et donc logiques)…
Comme si la syntaxe contrebalançait la sémantique.
On pourrait sans doute pousser la réflexion plus loin, en opposant par exemple la rigueur de nos dissertations en trois parties, aussi réglées que nos jardins à la française, et le baroque d’une présentation allemande qui ne s’encombre pas d'un tel ordre, rapport qui s’inverse dans le caractère rigoureux que l’on prête aux Allemands, s’opposant à celui plus brouillon des Français etc...
Cela suffirait à démontrer qu’il n’y a certainement pas "une réalité en soi", puisque l’on peut repérer d’une culture à l’autre une approche sensiblement différente de ce référé commun, mais gardant toujours un double aspect, géométrique et logique dans l’approche ou la représentation.
Dans cette perspective, il est peut-être intéressant de rappeler que Grothendieck était de langue maternelle allemande, quoique éduqué en France. Ceci a sans doute influé sur sa façon de "voir" la topologie, et de faire le lien entre géométrie et logique à l’aide de "préfaisceaux".
On peut même pousser la plaisanterie plus loin en rappelant que Leray a inventé le concept de préfaisceaux en 1942 lors de sa captivité en Autriche, ce qui achève de suturer la plaie…
Oui, je sais, les toubibs m'agacent, mais je les aime bien, parce qu'au fond, tout comme l'ingénieur que je suis, ce sont des bricoleurs... ;-)
Hari
PS du 24/07/2018
En relisant ce billet me vient soudain à l'esprit que je tourne en rond...
Le point de départ, si vous vous en souvenez, tient au fait qu'il nous est strictement impossible de parler ET d'être dans le "mouvement" : nous ne pouvons en parler qu'ex post, pour rapporter un mouvement achevé, ou ex ante, c'est-à-dire en prévoyant un mouvement à venir. La situation synchrone ne peut strictement pas convenir: soit vous faites quelque chose, soit vous en parlez, et donc "ex-istez" par rapport à ce récit qui reflète le Réel.
Vient ensuite la nécessité de distinguer ce qui relève de l'espace et du temps. Nous avons considéré que l'espace est un concept "synchronique", et le temps un concept "diachronique". C'est tout au moins le discours le plus élémentaire, qui colle au plus près au Réel. D'où mes remarques sur le principe d'incertitude...
Tout ceci, j'en parle depuis fatigué, dans mon bouquin "L'Homme Quantique" et très longtemps avant même d'avoir imaginé m'intéresser aux mathématiques. Ce blog garde les traces de ma propre évolution à ce sujet.
Je vous passe les détails pour en arriver à mes derniers billets dans lesquels je fais une métaphore entre l'opposition pensée rationnelle / mythique et à l'intérieur de la pensée rationnelle entre pensée logique / géométrique. La conception du temps (et là je rejoins Lacan) étant strictement un concept logique, avec la notion élémentaire de "successeur", que l'on retrouve chez Peano.
Bien.
Nous en venons maintenant au discours d'Heinz Weismann sur les différences de structures entre français et allemand d'où l'on peut tirer que:
Le point 2/ indiquerait un "décalage" ou un retard conceptuel du français par rapport à l'allemand, mais le point 1/ rétabli en quelque sorte la balance, en ce sens que le discours français est plus proche du Réel que l'allemand...
On voit donc une sorte de "course au Réel" entre les deux approches...
Ceci souligne, tout simplement que l'on se heurte ici de plein fouet au constat d'où nous sommes partis, à savoir l'impossibilité de repérer sans déformation aucune un "mouvement", en l'espèce notre propre articulation au Réel.
Ce constat est d'ailleurs déjà là chez Descartes, si l'on y réfléchit un peu.
Dans la formule "cogito ergo sum" (énoncée par Gomez Pereira en 1554) qui lui sert de point de départ, le constat (je suis) est le produit du décalage qu'il opère pour observer le propre mouvement de ses pensées, ses "cogitations". En effet, il s'agit bien de repérer ici le mouvement intellectuel lui-même et non leur objet, qui n'est pas défini. En ce sens, Descartes est profondément dans le génie même de la langue française !
Une façon plus dynamique de commencer eut peut-être consisté à dire "J'existe", qui colle au plus près "Je" au fait même de se "tenir hors de" qu'exprime le verbe "exister". Il y a toujours une distance entre "Je" et l'action, mais cette dernière me semble plus élémentaire que celle de "penser", il s'agit du recul, de la coupure même d'avec le Réel.
J'ai bien conscience qu'il est possible, dans cette ligne, d'ergoter à loisir, aussi ne poursuivrai-je pas sur ce terrain.
Contentons-nous de constater que d'un champ d'observation à l'autre, nous avons des répliques d'un même séisme initial, à savoir notre incapacité fondamentale à restituer la réalité d'un mouvement.
Notre appareillage neurologique nous permet de vivre selon notre rythme, en dehors du cours des choses que nous tentons de reconstruire.
Paradoxalement, notre seule façon de nous replonger dans le cours du monde, d'être au monde, c'est en lâchant prise, et très radicalement, en mourant... ;-)
PS du 25/07/2018 :
Ma dernière note sent un peu la précipitation vers la fin, la hâte de conclure pour retrouver la douceur du jardin. Mais en y repensant ce matin, ma conclusion pourrait très bien s'écrire en termes d'entropie... Ce qui, à elle seule justifierait le terme d'"entropologie" que j'emprunte allègrement à Lévi-Strauss depuis un bon moment déjà.