Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...
29 Janvier 2015
Et si, après la physique, nous avancions d’un pas pour rechercher la trace, plus idéale peut-être, d’une nature anthropomorphe du langage mathématique lui-même ?
Prendre, ainsi que nous l’avons fait, comme point de départ, le principe dichotomique pour dire (après bien d’autres !) que le langage se structure par paires de concepts opposés (bon/mauvais ; mâle/femelle ; yin/yang etc…) nous a déjà servi à décrire notre imaginaire en utilisant les concepts liés à la théorie de l’information. Et ceci, nous a permis de définir notre effort pour structurer nos représentations en termes de recherche de stabilité, fondant ainsi cette « entropologie » à laquelle Lévi-Strauss pensait.
Revenons donc à cette disjonction élémentaire 0/1 qui est également le degré zéro de l’arithmétique.
Être ou ne pas être : présent ou absent, là ou pas là. C’est une expérience élémentaire, comme le jeu de fort/da d’Ernest, le petit-fils de Freud.
Ce dernier rejetait dans son berceau une bobine qui disparaisait à sa vue (fort), puis, tirant sur la ficelle, la faisait réapparaître (da).
Il y avait donc actualisation d’un état parmi deux états (potentiels), en réponse à l’une des deux actions envisagées par l’enfant. La répétiton de la scène constitue ce que j’ai appelé une situation « synchronique » : une répétition sans fin, tant que les conditions extérieures ne sont pas modifiées. Nous avons ensuite développé la théorie à partir de cette scène.
Retenons pour l’instant que 0 et 1 s’opposent sur un plan synchronique. L’existence ou non d’un élément (quelqu’il soit) serait donc une entrée du réel (noté R) dans notre Imaginaire (que nous noterons niveau I0.) Et je suis, moi observateur, en position ex-post (i.e. : Im > I0)pour vous en parler. Position ex-post que je garderai tout au long de ce développement.
De l’addition
Maintenant comment représenter une addition d’unités, par exemple en faisant un décompte d’allumettes ?
C’est très simple : je prend une allumette après l’autre dans une boite (où je ne les distingue pas), et je la pose devant moi sur mon bureau, ensuite je les décompte : 1, 2, 3…
Disons que cette boite, dont le contenu m’échappe, c’est le « réel » (R). En la sortant de la boite, je fais « ex-ister » chaque allumette pour moi, j’en « prends conscience », au niveau imaginaire élémentaire : I0. Mais que représente cette table où je les expose ensemble à mon regard ? Un niveau Imaginaire d’ordre supérieur (I1.) où je les « regroupe », où mon regard les embrasse et les compte pour en simplifier la représentation : je passe ainsi de 1+1+1+1 à 4.
Nous avons dans cette scène : R < I0 < I1 < Im.
C’est dire que je répète 4 fois un mouvement diachronique I0 <=> I1 pour passer du niveau de l’élément à celui de leur regroupement.
Toute addition présuppose que je fasse un tel saut diachronique pour repérer un élément au sein d’un espace où je puisse le "situer". Par exemple si l’on considère 4 et 3 au niveau I1, alors il faut les « réunir », ou les « regrouper » au niveau I2, pour pouvoir les considérer « en même temps ».
Ici, dans cette addition nous avons:
Plus généralement, lorsque nous écrivons 4+3=7, les éléments 4 et 3 sont au niveau I1, et le « résultat » 7 se situe au niveau I2. L’opération « + » étant l’action diachronique du sujet qui fait le calcul.
Le terme mathématique « d’application », garde la trace de ce côté « physique » d’un mouvement qui est pourtant hors du discours mathématique.
Revenons à notre addition initiale : 1+1+1+1= 4
Il y a deux façons fondamentalement différentes d’arriver à ce résultat :
La première façon de faire est congruente à notre façon de définir le temps comme décompte d’un battement (succession d’existance/absence en I0) rapportée à une base « stable » (ici en I1.) En ce sens cette façon de faire, par opposition à la seconde peut être vue comme « temporelle ».
Comment être sûr que les deux approches conduisent au même résultat ? Afin de tenir le compte de mes sauts diachroniques, je peux faire un trait sur ma table, comme un prisonnier compte les jours qui passent en traçant un trait sur le mur à chaque levé du soleil. Et je peux constater facilement qu’en face de chaque allumette, j’ai tracé un trait correspondant au saut diachronique qui la porte de l’élément au groupe.
Pour nous, qui nous attachons à décrire l’action elle-même, les discours sont différents.
Les deux situations diffèrent par la position du modélisateur de la scène. Pour passer du cardinal à l’ordinal, je dois procéder à un recul diachronique.
La première présentation, plus primitive, en ce sens que la position du modélisateur est plus basse, n’utilise que la notion (diachronique) de successeur. On doit pouvoir y rapporter l’arithmétique de Peano, qui est une écriture restreinte au 1er ordre, à savoir un calcul de prédicats.
De la multiplication
Dans la pratique la plus courante, lorsque je répète un geste (ici manipuler des allumettes), après avoir terminé le décompte des répétitions, je dirais spontanément
Ces deux discours sont des variations sur une seule et même action, qui reflètent juste un changement de point de vue.
· Dans le premier discours : les allumettes sont en I0, et je suis en I1, pour repérer la répétition du geste diachronique en disant « 4 fois », avec I0 < I1 ≤ Im.
· Dans le second discours, comme nous l’avons vu, je procède à un recul diachronique pour contempler le résultat en I1, et donc : I0 < I1 < Im.
Le mathématicien nous dit que ces deux discours décrivent une seule et même réalité et écrit : 4 (tirages) de 1 (élément en I0) = 4 (élément de I1)
Il nous dit aussi que la multiplication est commutative, c’est à dire que
4 fois 1 = 1 fois 4 = 4.
Qu’est-ce à dire ? C’est tout simplement prendre en compte ce recul diachronique que j’effectue pour actualiser ce 4 parmi tous les entiers naturels. Soit I2 ce nouveau niveau synchronique où je peut écrire le résultat :
1 (tirage) de 4 (élément de I1) = 4 (en I2), avec cette fois-ci : I0 < I1 < I2 ≤ Im
On voit par là que mon 4 change de statut : d’élément de niveau I1, il passe à résultat (ou cible) au niveau I2.
Récapitulons :
On peut schématiser ce qui précède de la façon suivante :
En complexifiant notre Imaginaire, nous avons vu que :
Prenons l’ensemble des « entiers naturels », que nous construisons grâce à la répétition d’une action élémentaire. En fait, je peux construire N, à partir de 1 élément (niveau I0) en comptant des sauts diachroniques et dire que 2 est le successeur de 1, puis 3 celui de 2 etc… Dire que l’interval entre 0 et 1 est le même qu’entre 1 et 2, est un postulat qui revient à dire, soit « qu’une allumette en vaut une autre , soit que « tous les sauts diachroniques sont équivalents
Mais une fois cette construction de N faite, dans le sens de I0 vers I1, alors, repartant de là, je peux chercher à caractérier l’élément de départ, dans un mouvement réflexif de I1 vers I0
Je peux me dire, par exemple : 4 résulte de 4 itérations de mon mouvement élémentaire. Et si je reviens d’un pas en arrière, ayant fait 4 mouvements, dire qu’avant ce dernier mouvement j’étais à 3. En généralisant : le prédécesseur de 3 est 2, celui de 2 est 1 et celui de 1 est 0.
Je peux d’ailleurs envisager ceci de deux manières :
Et, dans ce dernier discours, comme je suis en position imaginaire supérieure, rien ne m’interdit de penser le prédécesseur de 0, que je peux représenter par -1.
On voit bien que le concept de « -1 allumette » n’a pas de sens au niveau élémentaire I0 : je ne peux pas sortir – 1 allumette de ma boite ! Mais en m’élevant en I1, je lui trouve un sens imaginaire, et construis ainsi l’ensemble des entiers relatifs (Z), à partir de celui des entiers naturels (N).
Autrement dit, dans le mouvement réflexif : I0 => I1 => I0', les éléments de départ se sont enrichis, en se détachant du Réel, pour se rattacher à l’Imaginaire.
Arrêtons-nous sur le statut de « 0 ».
C’est au niveau I0, l’un des états potentiels envisagés : existance= 1 / non existance= 0 de l’élément.
Mais quel est son statut dans Z au niveau I1?
Disons tout d’abord que l’on peut élargir le caractère dichotomique du niveauI0, en disant, en I1 que tout nombre à son opposé : 1 et -1, 2 et -2 etc...
Et, comme toujours, ceci peut se faire de deux façons différentes :
1/ Si par exemple le « 1 » représente le saut diachronique que j’effectue pour mettre une allumette sur la table. Alors, -1, est l’antécédent de cette action : c’est revenir à l’état antérieur à ce saut, et donc, constater l’absence d’allumette sur la table. 1 – 1 = 0. Mais ici, 0 se rapporte au niveau Imaginaire I1.
J’ai raisonné, ce faisant, sur le saut diachronique (approche temporelle).
2/ Il y a une façon duale (spatiale) de représenter ce résultat, à partir des éléments eux-même et non de mon action.
Je tire mes allumettes une par une de leur boite, et je coche chaque mouvement en face de chaque allumette : j’ai sur ma table la disposition suivante :
Maintenant, représentons un tirage à blanc : je ne sors pas d'allumette de ma boîte ( ):
Physiquement, le 0 est la marque de ce blanc sur ma table : un « manque » dans une série. Nous avons ici une amorce d’une machine de Turing.
Mais restons dans le domaine de l’arithmétique.
Pour le mathématicien, ces deux discours sont équivalent. Ce que l’on peut résumer ainsi :
Ce que nous dit le mathématicien c’est que le résultat est le même : 0 fois 1 = 1 fois 0 = 0.
Il s’abstient de juger ou non de l’existence de l’allumette au niveau I0, pour simplement remarquer :
De notre point de vue, nous retrouvons ici ce qui a été exposé par ailleurs ; à savoir que le niveau I0, tel que défini est le point d’entrée ou de contact avec le Réel, celui où les « choses » viennent à notre conscience, ponctuellement, traumatiquement. C’est le tuchê de Lacan.
Ensuite, la prise de conscience d’une répétition ne peut se faire qu’avec un recul imaginaire pour la repérer en I1.
Enfin, et à partir de ce cadre normatif, nos redéfinissons les objets, par un effet retour de I1 sur I0’, en « enrichissant » au passage le concept d’élément de son complément inimaginable dans leur niveau d’origine. Le concept de « -1 allumette » n’est pas possible à un niveau de conscience I0 où les seuls concepts appréhendables sont existe/n’existe pas.
On voit bien, sur cet exemple très primitif, que la notion d’objet s’enrichit dans ce renversement de perspective, en passant d’une construction inductive de R => I0 à une position déductive de I1 => I0’.
Le trouble vient d’oublier ce renversement et de prendre les lois qui structurent nos représentations du Réel pour le Réel lui-même (prendre la carte pour le territoire), alors que nous n’y avons accès que sporadiquement en I0 !
Nous avons donc construit notre l’ensemble Z des entiers relatifs (au niveau I1) de telle sorte que :
Pour doter notre ensemble Z d’une « structure de groupe », il reste à définir l’addition comme une « loi de composition interne » qui soit « associative ».
La difficulté tient au concept de « loi de composition interne ».
Qu’y a-t-il derrière ces mots ? L’idée toute simple que le résultat de l’opération appartient à Z. Par exemple que le résultat de l’addition 2+3 est un entier. Or, nous avons vu que pour écrire 2+3, je passe d’un niveau I1, où 2 et 3 sont des « éléments » de Z, à un niveau I2 où je pourrais les « regrouper ».
Il faudrait donc postuler que les ensembles de départ et d’arrivée, situés respectivement en I1 et I2 sont identiques.
C’est une contrainte extrêmement forte. Et l’on pourrait se demander à quoi sert de structurer plus avant notre imaginaire, si nous ne « condensons » pas nos représentations ?
En fait, et c’est toute la beauté de la chose, une fois passé de l’élément (I0) au groupe (I1), je n’ai plus besoin de changer mon groupe de référence Z: je peux structurer tous les niveaux supérieurs à I1 avec la même structure de base développée en I1 : le développement imaginaire ne portera plus sur cet acquis, mais sur « autre chose ». Ce que nous allons voir ci-dessous.
Nous retrouvons ici un principe extrêmement général lié à notre apprentissage d’un langage. Une fois une compétence acquise, elle se conserve. Le problème vient de notre très grande difficulté à en faire abstraction, à régresser. Il y a une sorte d’effet cliquet ; qui nous rend difficile d’imaginer un retour en arrière. Ici, par exemple, une fois structuré I1, il est difficile de régresser au niveau I0. Difficile pour l’adulte que je suis de me mettre à la place du petit Ernest qui joue au fort/da et n’a aucune notion du concept d’addition.
Notre regard sur le Monde évolue, en même temps que notre Imaginaire se développe. Par exemple, ma représentation des charges électriques (positive, négative ou neutre), n’est pas possible en dessus du niveau I1.
Comme Z est représentable dans tout niveau ≥ I1, alors il est assez simple de comprendre ce qu’est l’associativité. Soit par exemple, les nombres x, y et z: la condition d’associativité (x+y)+z = x+(y+z), peut se représenter ainsi :
La différence repérable en I2 est « comprise » en I3.
Là encore, nous retrouvons un principe extrêmement général : nous simplifions nos représentations en structurant notre imaginaire. Nous recherchons l’unité derrière le divers. Ici, nous réduisons en I3 une différence sensible, que je discerne en I2 entre (x+y)+z et x+(y+z).
La possibilité de structurer très tôt les couches élémentaires de notre imaginaire en les dotant d’une structure de groupe nous a déjà permis de développer une théorie de la décision que je reprends ici.
La structure de groupe tient à la définition d’une loi de composition interne. Le pas suivant consiste à appliquer notre approche entropologique à la structure d’anneau (i.e. : un groupe doté de 2 lois de compostions internes.)
Par exemple : l’addition et la multiplication sur Z.
La question qui se pose est de savoir de combien de niveaux imaginaires il faut disposer pour rendre compte de ces deux opérations, et où se situer pour en parler.
Considérons les niveaux I1 qui mènent de l’élément (notre allumette) au groupe. Nous avons déjà vu qu’il m’est possible
Plus généralement en I1: quelque soit y nous : y X 1 = y
Mais en position I1, je ne peux que répéter une action sur un seul élément de I0.
Pour repéter une multiplication sur un nombre (situé au minimum en I1), je dois reculer en I2.
Et alors, pour tout nombre y repéré en I1, tout saut diachronique unique lui fait correspondre y en en I2, soit : 1 X y = y
Pour représenter la distributivité de la multiplication par rapport à l’addition, il faut, que je fasse un troisième saut diachronique, pour arriver en I3 :
Soit par exemple (4 + 3) x 2 = 4 X 2 + 3 X 2 = 14
C’est une représentation qui rappelle la notation polonaise inversée, que tous les nostalgiques de la bonne vieille HP 45 de leur jeunesse gardent en mémoire.
Donc, strictement parlant, nous ne pouvons décrire la commutativité de la multiplication par rapport à l’addition qu’en I3.
Autrement dit, nous avons là encore complexifié nos représentations, elles deviennent plus riches de possibilités, elles se chargent de sens lorsque nous nous élevons d’un niveau à l’autre :
Très sincèrement, je ne sais pas du tout ce qu'un matheux penserait de cette approhe. Je pense à mon ami Roger, en écrivant ces lignes, et son absence me pèse.
Si donc, d'aventure un matheux s'égage par ici, qu'il n'hésite pas à réagir: d'ordinaire ces billets n'ont pas beaucoup d'écho...
Bonne méditation
Hari.
Nota du 11/01/2017: en relisant "conceptual mathematics", sur la théorie des catégories, il est très rapidement évident que la division (liée à la structure d'anneau), est d'un ordre de complexité supérieur à celui de la multiplication. voir p. 43. Par ailleurs, tout cette approche est reprise dans les billets sur la théorie des catégories, que je reprends et continue en ce début d'année.