Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...
6 Mai 2015
Bernard Maris a été tué dans les locaux de Charlie en janvier dernier, et c’est sans doute pourquoi mon regard fût attiré par son « antimanuel d’économie » sur une gondole de Gibert Jeune, lors de mon dernier voyage à Paris…
Merveilleux de clarté, avec une érudition, une documentation bienvenue, car en fait, tout ce qu’il développe me conforte et me rassure quand à ce que j’expose dans «l’Homme Quantique ». Je pourrais reprendre pratiquement tout le texte, pour enrichir mon chapitre « l’homme et la société » d’une foultitude de citations.
Mais je ne regrette pas que cette découverte soit tardive, m’offrant ainsi une possibilité de réfuter ma propre approche, qui s’est développée en l’ignorant. Et quel plaisir d’une telle remise à jour de mes lointains souvenirs, d’un exposé si dense, après 30 ans d’oubli depuis mon lointain DEA !
J’y retrouve des constats, de Keynes en particulier, recoupant parfaitement la structure préconsciente de la société que nous avons présentée à partir de notre fonctionnement psychique. Lui aussi trouvait en Freud une source de réflexion pour comprendre la psychologie des foules à partir de celle de l’individu.
Mais, au-delà d’une simple confirmation, et c’est plus intéressant, nous pouvons avancer à partir de notre schéma élémentaire, pour prendre en compte le système financier, que nous avions laissé de côté.
Et c’est peut-être ici que notre approche est la plus utile. Pourquoi ? Parce qu’elle s’appuie, dès son fondement, sur une théorie cohérente du temps. Ce qui nous ramène, comme nous allons le voir au cœur de la monnaie.
Dans l’Homme Quantique, j’ai proposé de situer ce niveau financier sous le niveau commercial, et non au-dessus. C’est étonnant à première vue, voire paradoxal. En effet, on peut de prime abord, considérer « l’argent » comme une métaphore du « troc » entre biens commerciaux, une abstraction d’un plus haut niveau Imaginaire. Autrement dit, cela suppose une généralisation, une conceptualisation de l’échange, et donc en position de « métalangage » par rapport au niveau où se déroule le jeu commercial.
C’est ce que montre Bernard Maris lorsqu’il nous dit que la monnaie est « l’instrument de rupture du troc » (op. cité T1-p. 212).
C’est vrai, mais je vais tenter de vous montrer qu’au contraire, réduire le commerce à sa dimension financière est une régression de l’ordre social, de même que la restriction de l’ordre du politique à l’ordre commercial et industriel en fût une également.
En fait, le questionnement humain, qui conditionne l’organisation progressive de son Imaginaire, c’est porté dès l’origine des temps vers les questions existentielles les plus complexes (qui sommes-nous, pourquoi mourir, etc.). Et la pensée mythique, les religions se sont développées pour répondre à cette quête intellectuelle. C’est bien plus tard que nous nous sommes détaché des explications, pour questionner la forme même de nos interrogations, et définir la logique. De la pensée mythique à la pensée rationnelle, il a fallu beaucoup de temps.
On pourrait montrer que notre questionnement sur le phénomène social suit la même recherche de concepts de plus en plus généraux et élémentaires. Au fur et à mesure que nous « expliquons » le Réel, en nous en éloignant ; nous perdons de vue la substance du monde, la magie de l’instant présent : le champ d'application tend à se simplifier, en raison même du degré d'abstraction de nos concepts.
En ce sens, cette conceptualisation de plus en plus poussée de nos théories, l’évolution de nos concepts, nous sert à décrire notre histoire récente, en particulier économique, en termes de régression sociale, dans la mesure où cette description norme son champ d'application, et néglige (toute chose étant égale par ailleurs), évacue de fait, tout ce qu'elle ne théorise pas. Et cette régression impacte directement nos références Symboliques cf. « la religion est-elle soluble dans le capitalisme » (op. cité T2-p.92)
Ce que je vous expose là est une réflexion a posteriori, mais pourquoi ai-je donc été amené à ce positionnement relatif, en dehors même de la théorie économique ?
Rappelez-vous : le niveau commercial, celui de la première révolution du capitalisme industriel du XIXe est celui de la survie individuelle : manger ou être mangé. C’est le règne de l’entropie : il faut prendre de l’énergie à son environnement pour se développer, et s’organiser. C’est « la loi de la jungle » (op. cité T1-p.126).
Or, la monnaie, depuis qu’elle n’est plus liée à un quelconque étalon or ou autre, Réel, ne répond à aucune loi entropique : sa création ne connaît aucun frein qui soit généré par l’appareil financier lui-même ; cf « d’où vient l’argent ? – de rien du vide » (op. cité T1-p.218)
Mais, me direz-vous, il y a bien un temps propre au niveau financier, puisque la finance est basée sur la rentabilité dans le temps, en fonction d’un taux d’intérêt. Oui, certes, mais ce temps n’est pas du même ordre. De même que le temps de la mécanique (mouvement réversible, sans perte de rendement) est d’un niveau inférieur à celui de la thermodynamique (avec le second principe).
Et c’est là où la théorie que je développe ici pourrait être utile à l’économiste : d’un niveau synchronique à l’autre, la définition du temps diffère. Ce qui nécessite de revoir un peu ce que l’on en dit.
Lorsque, par exemple, on dit que la finance introduit le temps dans la théorie économique, qui , en dehors de la monnaie, ne considère que le troc immédiat entre les biens, sans décalage temporel, on va un peu vite en besogne.
Il est en effet très facile de définir le temps du financier : c’est celui du mécanicien.
Par contre, l’économie réelle sait bien qu’un « échange » ne peut être défini que comme une mise en relation ponctuelle. Sinon, il y a immédiatement détérioration des termes de l’échange. Je ne peux pas échanger certainement et de façon transparente, dans quinze jours 1 tonne de bananes en Afrique contre des machines à coudre en France : les bananes auront mûri, certaines seront pourries, et les transport ne sont pas gratuits. Je devrais donc prévoir plus de bananes que pour un troc immédiat. Ce caractère essentiellement entropie de l'économie de marché se retrouve de quelque façon que l'on puisse l'envisager. Mais cet aspect reste souvent implicite. Voyez ici, dans les propos de Bernard Maris, comme on le débusque aisément sous les termes employés (métabolisme, autophage, bouffer) :
"Classer la consommation dans le champ de l'économie n'est ni neutre ni innocent. Cet artifice immerge totalement l'homme dans l'économique en l'assujettissant au métabolisme sans fin - le retour éternel du même - du cycle production => consommation => production (...) Ainsi, l'homme devient utile à l'homme, serviable à l'homme, serf à l'homme."(1) Le capitalisme a fondamentalement un caractère autophage. Il se consomme pour croître. Les hommes bouffent la production des hommes, les hommes servent les hommes. Marx avait parfaitement perçu cette autophagie dans sa superbe théorie de la plus-value" (1) de Radowski "Le jeux du désir. De la technique à l'économie PUF 2002 p.15 cité par Maris op cité T2 p 47
Pour s’affranchir de toutes ces difficultés, la théorie économique classique, hors monnaie, évacue le problème en traitant d’échanges instantanés. Ou, plus exactement, elle postule une évolution tendancielle vers un point d’équilibre, dont elle évacue la description pour se focaliser sur cet équilibre : « L’économie ignore-t-elle le temps ? » (op. cité T1-p.34). Mais la pauvreté de la théorie traduit simplement la difficulté qu’il y a à prendre tous les facteurs en compte.
Réciproquement, il est facile pour le financier de jongler avec un temps linéaire, sans aucune usure entropique des termes de l’échange, puisque il n’y a qu’un signe monétaire en circulation entre les acteurs.
On voit bien en quoi la sophistication des concepts et des théories, va de pair avec une réduction, une simplification du champ d’application.
En fait, cette façon pour l’économiste d’oublier le temps propre au niveau économique et de mesurer celui du financier trahit tout simplement la place d’où il parle !
Revenons à notre description de la société sur 3 niveaux comme suit :
Imodélisateur > Ipolitique > I économique > I financier (ou Ip > Ie > If)
La place du modélisateur étant la nôtre dans le présent discours.
Pour mémoire : le rythme propre des transactions à un niveau donné est plus lent que celui du niveau inférieur ; ce qui permet à tout niveau Ikg> de mesure le temps propre au niveau inférieur Ik-1ong>, comme une mesure de fréquence de répétition rapportée à son propre niveau, considéré comme stable.
Or, que nous dit l’économiste classique, non-monétariste ? Que demain sera à peu près comme aujourd’hui pourvu qu’il n’y ait pas d’impondérable qui nous tombe dessus. Autrement dit, il ne voit pas d’évolution ; il tourne en rond. Il occupe donc le niveau synchronique Ieg>. C’est dire que :
Je reprends ici ce qu’en écrit Bernard Maris (op. cité T1-p.209) :
« Supposons qu’une pièce de 1 euro circule dix fois en une journée entre les consommateurs. 10 est la vitesse de rotation de la monnaie, soit V. Supposons que le prix P des objets échangés soit de 2, et que 500 objets soient échangés. La valeur des échanges de la journée est donc 2 X 500 = 1000. Combien faut-il de pièces de 1 euro, M pour permettre les échanges ? Il en faut 100, car 100 pièces qui circulent 10 fois permettent de réaliser 1000 euros d’échanges. On obtient donc une relation comptable, une tautologie que l’on va baptiser « équation monétaire » : MV = PQ.>
Cette équation résume toute la théorie monétaire […] Elle valut le prix Nobel à Milton Friedman ».
Cette équation a le mérite d’expliciter très simplement la relation entre nos deux niveaux Ieg> et Ifg>. En effet
Ceci, bien entendu, c’est le point de vue du niveau Ieg> porté sur le niveau Ifg>.
Le pas suivant nous porte à décrire le jeu synchronique qui structure le niveau purement financier.
La difficulté tient à ce que nous sommes ici à un niveau extrêmement rudimentaire de notre fonctionnement psychique. Nous avions pu articuler les deux niveaux supérieurs (Ip & Iestrong>) grâce à nos 4 pulsions primaires. Mais là, vers quoi doit-on régresser, en dessous de nos deux pulsions élémentaires rage & fuite ?
Il y a, bien entendu la différence élémentaire entre achat/vente : incorporer ou expulser, qui forme notre premier dipôle. C’est un dipôle existentiel : le mouvement alternatif entre les deux traversant on ne sait où la frontière intime entre notre être intérieur et l’extérieur. Nous retrouvons ici, le tuchè lacanien.
Et si nous régressons ainsi, pratiquement au stade anal du développement, nous retrouvons, bien entendu le rapprochement que font Freud comme Keynes avec la matière fécale ; cf. « Keynes et la psychanalyse » (op. cité T2-p. 228). Et à ce stade, l’enfant peut adopter deux attitudes opposées : offrir ce qui sort de lui à ses parents, tout content d’avoir produit quelque chose, ou bien « se retenir », éviter d’expulser ce qu’il a en lui. Ce qui nous donne notre second dipôle : l’épargne / dépense ; ou rente / emprunt. Ce qui revient à se définir soit comme un « tout », avec une volonté centripète de retenir ; soit comme un « élément » privilégiant l’échange, le lien, au sein de la communauté.
Bien entendu, sans frein d’aucune sorte de type entropique, l’automatisme de répétition joue à plein. Et sur les marchés spéculatifs, les temps de transaction se mesurent en microsecondes !
Nous avons vu que la dynamique du niveau économique Ie s’articule autour du couple de concepts rareté (synchronique) / valeur (diachronique) et que le pôle symbolique d’une société qui régresserait à ce niveau, sans contrôle politique, se réduirait à la richesse. L’accroissement de la richesse s’obtenant par la répétition des transactions.
Au niveau financier, nous régressons encore : la dynamique s’articule, comme nous l’avons vu autour du couple de concepts masse monétaire (synchronique)/ vitesse de circulation (diachronique).
Pour trouver le pôle Symbolique il faut trouver l’aspiration qui conjoint masse monétaire et répétition (ou vitesse de circulation). Or, ce qui va guider les acteurs dans leurs décisions de transactions, n’est plus ici une aspiration à la richesse, mais se réduit à la recherche d’un taux d’intérêt,
Autrement dit, le pôle Symbolique de If est la différentielle par rapport au temps de celui qui prévaut en Ie.
Et nous retrouvons ainsi Keynes lorsqu'il définit le taux comme "le prix psychologique de l'incertitude" (op. cité T1 - p. 288 -"La valeur de l'argent".) Ce qui n'a rien pour nous surprendre puisqu'un décalage diachronique (ici entre niveaux If & Ie), est toujours marqué par une incertitude irréductible.
Nous sommes ici dans l’immédiat. Comme on le voit, le temps (mécanique) que l’on introduit dans les calculs financiers de taux ou de rentabilité etc. n’a rien à voir avec le fait que rien n’est plus immédiat que la décision financière, beaucoup plus, en tout cas que l’acte commercial réel, qui prend un temps (orienté, entropique), que la théorie financière ne lui accorde pas…
Et l’on explique par là de quelle façon le rentier (en If) détruit l’entrepreneur (en Ie), lorsque rien ne vient le freiner, ou le brider dans ses actions.
Nous retrouvons ainsi la structure élémentaire de la société, à partir de laquelle je discute de l’évolution sociale dans « L’Homme Quantique ».
Je crois que notre façon d'aborder l'économie, en dissociant comme nous le faisons les différents niveaux Imaginaires du discours, permet de retrouver une cohérence d'ensemble à l'économie, et de mettre en perspective les différents conflits entre les acteurs, en fonction de leurs positions relatives.
Bien entendu, il ne s'agit que d'une réflexion à chaud, portée par l'enthousiasme qu'a déclenché en moi la lecture de Bernard Maris. Avec le regret de n'avoir pas pu le rencontrer de son vivant...
Hari