Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...
11 Février 2023
Présentation ZOOM à Alumni HEC du 13/02/2023
Je dois tout d'abord remercier Olivier Fannius pour l'occasion qui m'est ainsi donné de rassembler mes idées afin d'en faire part et d'en discuter.
J'avais déjà eu l'honneur de faire une première présentation de mes recherches à ce Cercle de Réflexions Philosophiques il y a 2 ans, voir "Exercices d'assouplissement avant présentation HEC".
J'ai fait une grosse préparation pour cette séance, que les curieux trouverons ici, puis je me suis dit qu'il y avait là de quoi vous endormir, en loupant l'essentiel de notre échange.
Pour rendre ceci un peu plus dramatique, je vous propose de mener une enquête, dans le style de Colombo, sur le meurtre de Platon, au sens bien entendu symbolique où le fils tue le Père, pour s'en émanciper, ce qui concerne chacun d'entre nous à titre individuel, car nous sommes tous, vous et moi, imprégnés peu ou prou d'une tournure d'esprit dont Platon est le père.
Mais commençons par présenter la victime :
Il est né en 428-427 av J.C. et mort en 348-347 av J.C. à Athènes, dans une famille aisée. Vous trouverez tout les détails de sa biographie dans Wikipédia. Dans son étude sur Platon, la philosophe Simone Weil affirme :
«contrairement à tous les autres philosophes, Platon répète constamment qu'il n'a rien inventé, qu'il ne fait que suivre une tradition. Il s'inspire:
Pour avancer au plus vite, je vais faire sur Platon un exercice que j'ai fait concernant ma propre démarche consistant à se demander : de quoi Platon veut-il s'émanciper ?
La réponse est simple : pour s'opposer aux Sophistes, il lui faut tuer Parménide.
- Lui aussi commence par tuer le père ?
- C'est une loi de la nature, qui se retrouve dans la pensée mythique la plus lointaine.
En l'occurrence Platon constate que si le discours du Sophiste permet de dire ce qui existe ou de le nier, le discours sur du néant existe, en contradiction avec la posture de Parménide qui refusait de parler de ce qui n'existe pas "Ce qui n'est pas n'est pas".
- Il y a donc : un principe dual à l'origine de sa pensée ?
- Oui, avec cette difficulté que, contrairement à nous, le ∅ n'est pas exprimable dans les mathématiques Grecques. Ce principe dual ne peut donc pas s'exprimer, comme dans la logique moderne (du 1er ordre) par une opposition entre 1 et 0. Pour retrouver un principe dual, Platon a comme référent Héraclite l'Obscur. (Note 19); ce qui chez Platon aboutit à ceci :
Mais la dualité d'Héraclite tient à l'idée d'un mouvement perpétuel, comme le flux continu d'un fleuve entre deux rives. Sa dualité à lui, ce sont les deux rives bordant le fleuve. Ce qui renvoie Platon à son problème avec les Sophistes, touchant aux changements et à l'instabilité des réalités.
La résolution de ces difficultés pourra donc prendre aux yeux de Platon la forme d'une hypothèse ontologique unique, appelée «théorie des Idées» (ou des «Formes intelligibles»).
- En gros ça se mort la queue ton histoire : pour tuer Parménide, il a besoin d'une dualité, mais pour garder une cohérence à une dialectique sans fin, il lui faut fixer une limite, qu'il trouve chez Parménide ?
- Il était coincé par sa volonté de combattre les Sophistes, très à l'aise quant à eux dans une dialectique sans fin située au niveau du langage [⚤]𓁜; permettant de dire tout et son contraire en raison d'un choix de l'auteur du discours. C'est d'ailleurs ce que formalise Gödel : un langage fermée sur lui-même est inconsistant et permet de dire tout et son contraire. (Note 20)
Mais Platon s'oppose à ce que le discours, se référant à un objet qui lui est extérieur, puisse dépendre d'un choix du Sujet, d'où l'hypothèse ontologique d'un principe Unitaire qui transcende le discours.
- Donc : Parménide, Héraclite, et encore ?
- À la mort de Socrate, Platon s'intéresse de près aux Pythagoriciens, avec en arrière plan, la tradition orphique... (Note 21)
- Trop long, va à l'essentiel.
- Si je survole très rapidement "L'histoire universelle de la philosophie" telle que présentée par Vincent Citot (Note 5), tous les systèmes philosophiques reposent sur deux choix, et deux seulement :
1/ D'une part sur la conception unitaire ou duale que l'on se fait du Sujet comme du Cosmos (équivalence archaïque macrocosme/ microcosme):
2/ D'autre part sur le choix d'un principe primordial (Sauf pour le monisme matérialiste, pour lequel la question n'a pas de sens):
- Bon, soit me direz-vous, mais qu'en est-il de sa postérité ?
- Il faut partir d'Aristote et de la dispute (posthume) qu'il engage avec Platon. C'est une très, très longue histoire, qui passera par Rome (Plotin), le monde Musulman (El Fârâbî, Azéroès, etc...) pour revenir en Europe et nourrir "la querelle des universaux" (Note 11) durant tout le Moyen Âge jusqu'à la Renaissance, et continuera de structurer toute la philosophie occidentale jusqu'à nos jours. À tel point que Alfred North Whitehead a pu dire (voir ici) que :
« La philosophie européenne n’est qu’une suite de notes de bas de page aux dialogues de Platon. »
- Ça va prendre des heures !
- Pour faire court, nous nous arrêterons ici au début de la dispute entre Platon et Aristote (voir Retour à Platon et Aristote).
De là, vont naître deux courants de pensée (je m'excuse d'aller si vite) :
Mais le vers est dans le fruit, et quelle que soit la façon de développer sa pensée, tout ce qui se dit en Occident depuis cette dispute reste emprunt de cette dispute initiale.
La pensée de Platon, et derrière lui, tout ce qui en découle, pour ou contre, ne permet plus de comprendre le monde actuel.
Je m'arrête ici au plus évident, et incontestable, mais nous pourrions évoquer, également la faillite d'un système économique ultra-libéral basé sur l'idée d'Adam Smith d'une "main cachante" qui donnerait sens au chaos des prises de décisions individuelles, ou encore en politique à l'effondrement du marxisme basé sur un principe dialectique.
Il a un nom : la théorie des Catégories en mathématiques.
"Cette théorie a été mise en place par Samuel Eilenberg et Saunders Mac Lane en 1942-1945, en lien avec la topologie algébrique, et propagée dans les années 1960-1970 en France par Alexandre Grothendieck, qui en a fait une étude systématique.
À la suite des travaux de William Lawvere, la théorie des catégories est utilisée depuis 1969 pour définir la logique et la théorie des ensembles ;
la théorie des catégories peut donc, comme la théorie des ensembles ou la théorie des types, avec laquelle elle a des similarités, être considérée comme fondement des mathématiques." Wikipédia
Pour enfoncer le clou, je pourrais ajouter qu'en ce moment,
Autrement dit, nous avons, à l'heure actuelle, un langage mathématique universel permettant de réécrire toute la physique.
Or, les deux "propriétés universelles" les plus basiques de la catégorie la plus basique, qui est celle des Ensembles s'attachent à deux objets élémentaires :
=> Le meurtre consistera donc à changer l'objet initial Unitaire de Platon par un principe vide ∅ venu directement des mathématiques. |
La question reste ouverte et c'est me semble-t-il à chacun d'en décider. Personnellement, il me semble que l'époque actuelle est si désemparée, en perte totale de repère, qu'il est temps de présenter une alternative, de proposer une nouvelle épistémè.
Il s'agit en fait du "Crime de l'Orient-Express", et les meurtriers sont nombreux, chacun avec un motif particulier de s'affranchir de la domination paternelle, même si le coup fatal vient des mathématiques.
Les premiers coups viennent peut-être des peintres Italiens du Resurgimento, qui inventèrent la perspective, suivi par Galilée et sa relativité du mouvement. Passons les siècles pour arriver à Freud, et son exploration de l'inconscient, ou encore les auteurs de la théorie du Big Bang.
Les seuls à ne pas réussir à s'en émanciper sont sans doute les philosophes, malgré quelques tentatives, comme celle de Nietzsche, et c'est ce qui fait problème : il s'agit d'un meurtre non assumé, passé sous silence, et pour s'exprimer en dehors de sa spécialité, chacun reprend la doxa ordinaire de la philosophie instituée en référence à Platon.
C'est par exemple Einstein contre l'école de Copenhague, alors qu'il a participé de façon décisive à la théorie quantique.
Ce sont, encore de nos jours, des tentatives de représentations du "temps" et "l'espace", en terme de "substance réelle", malgré Kant...
Bref, entre l'expérience quotidienne de chacun, au labo, sur le divan d'analyste, à la bourse, ou dans la rue, et la représentation philosophique que nous nous en faisons, il y a un gouffre.
L'épistémè platonicienne de la société Occidentale formate l'habitus de chacun (au sens de Bourdieu) et entrave notre imagination, notre liberté de penser.
Ce qui retourne la problématique : qui n'a pas tué Platon en lui, qui n'a pas tué son père pour s'en émanciper ?
Si j'ai le temps, nous pourrons poursuivre sur ce thème : "et après?" Car, effectivement, c'est bien beau de tuer le père, mais pour faire quoi de cette place laissée vacante ?
Et bien en posant déjà les deux principes de base d'une nouvelle épistémè :
Le meurtre de Platon tenant au changement d'objet initial.
- Tu ne vas pas loin avec tout ça...
- Attends la suite. Nous avons parlé d'une première "coupure", mais pour qu'elle soit consistante, cette coupure, il faudrait qu'elle corresponde à une disposition très générale de notre entendement, et ceci jusque dans la constitution du Sujet elle-même.
- Bref, tu en reviens à Piera Aulagnier. (voir fin de la Note 17)
- Exactement, ce qui nous donne : (☯[∃]𓁝/𓁜[∅]☯)𓂀, où tu vois se refléter cette coupure du monde lui-même dans le Sujet qui l'imagine (ou l'inverse, comme dans le rêve de Chuang Tzu), et tu gardes l'idée millénaire d'une correspondance microcosme/ macrocosme, exprimée cette fois-ci en termes de coupure.
- Je vois bien l'idée :
- C'est la différence linguistique de Ferdinand de Saussure entre :
Qui était déjà dans l'image d'Héraclite d'un fleuve coulant entre deux rives.
- Bon, d'accord, mais ensuite ? Tu as démarré ton exposé sur Platon en te demandant "de quoi Platon veut-il s'émanciper", je te retourne la question : à quoi va servir cette nouvelle épistémè ?
- En tout premier lieu à "comprendre" au-delà des équations, comment nous représenter les objets de la physique.
- Et donc, ça passe par leur "substance" ? C'est là que tu nous replaces Emmy Noether (Note 17), j'ai compris. Et c'est tout ?
- Non pas : nous avons encore les plus grandes difficultés à parler du "temps" et de "l'espace", qui, comme l'a fort bien dit Kant ne sont pas des "objets", mais les conditions de leur observation (Note 22). Nous pouvons ajouter à Kant que cette "observation" tient à la posture du Sujet qui fait cette observation, et ensuite se la représente.
- Autrement dit un principe relativiste. Après la mécanique Q, la Relativité ?
- Si cette épistémè n'est pas capable de faire le lien entre les deux, elle ne sert à rien. Et c'est précisément à ça que sert notre représentation de l'Imaginaire du Sujet et la compréhension de ses mouvements dans cet espace.
- OK, j'ai compris : les détails sont sur ton blog, mais au plan philosophique, quelles seraient d'après toi les questions pertinentes ?
- Je crois qu'elles ont été posées lors du dernier Colloque Lysimaque "Mathématiques et psychanalyse", et j'en discute dans l'article "Les 4 questions de Jeanne Lafont".
- En résumé de cette discussion ?
- Il me semble que ces questions métaphysiques sont déjà au plus profond du questionnement mathématique :
- Passes- nous les étapes et viens-en au fait.
- D'accord. La dualité 𓁝/𓁜 conduit aux propositions suivantes:
Maintenant, pour finir cet exposé très rapidement, je peux présenter les différents niveaux Imaginaires de cette façon :
☯ | [∃] | [⚤] | [#] | [♲] | [∅] | ☯ |
Réel | Objet final | Discret | Continu | Topos | Objet initial | Symbolique |
Grille à partir de laquelle, dans un second temps, nous pourrons situer les représentations les plus élémentaires des objets, ainsi que les conditions de leur observation :
[時間] | [空間] | [間] | ||||
☯ | [∃] | [⚤] | [#] | [♲] | [∅] | ☯ |
Réel | Objet final | temps | espace | objet | Objet initial | Symbolique |
Avec une préférence pour une vision plus relativiste où l'espace (空間) et le temps (時間) seraient comme les produits dérivés d'une "espace-temps" ("Ma" [間) plus fondamental. Ce qui permet de comprendre qu'en dernier ressort, le contact au Réel (l'observable) se réduit à des comptages discrets en termes de fréquences...
- Ce qui nous ramène à Platon et aux Pythagoriciens très intéressés par la musique...
- Effectivement, le reste est en cours, d'une gestation dont je laisse des traces sur mon blog...
Hari
Pour voir l'enregistrement de cette présentation suivre ce lien :
J'avoue, au visionnage, que je suis très bredouillant, cherchant mes mots, etc. Par ailleurs j'ai relevé quelques lapsus et une présentation des "symétries" qui ferait bondir un physicien, mais bon, ce fut ainsi.
Le point positif à mes yeux est que, malgré les ratées de cette présentation, l'auditoire a semble-t-il compris la radicalité du propos. De là à travailler sur soi-même dans le sens proposé, il y a évidemment un saut dans l'inconnu qui tient au désir de chacun. Une révolution épistémologique n'est pas chose programmable... 😉
Note 5 :
Voir mon article sur ce livre "Histoire mondiale de la philosophie".
Note 11 :
J'ai écrit 16 articles de commentaires autour du livre fort inspirant d'Alain de Libera, et encore me suis-je arrêté à Abélard, il me reste la moitié du livre à lire ! Voir ici le premier article "La querelle des Universaux-notes de lecture #1")
Note 17 :
Je me réfère dans ce blog à Emmy Noether comme une sorte de leitmotiv. Cette mathématicienne fut décrite par Einstein comme "le génie mathématique créatif le plus considérable produit depuis que les femmes ont eu accès aux études supérieures".
Son (ses) théorème(s) font le lien entre une symétrie (au sens de le physique), une quantité conservée et une indétermination. Ce qui donne à titre d'exemple (cf. Wikipédia):
Je fais le choix de dire qu'un "objet" de notre attention est une quantité conservée lorsque l'on change de posture, pour se la représenter.
C'est en ce sens qu'il n'y a pas de "substance" à priori, qui saturerait le "Réel", mais une construction Imaginaire du Sujet, à partir de ses propres "mouvements". L'objet, c'est ce qui résiste.
Dans le champ psychanalytique (Freud/ Lacan), on peut penser à deux étapes particulières du développement du Sujet :
ou chez Piera Aulagnier dans la différence de posture entre les deux pictogrammes de l'infant
Dans tous ces cas le Sujet se "constitue" dans le mouvement entre deux postures "symétriques" par rapport à cette coupure. Quant à l'indétermination, elle est dans le mouvement, indicible en lui-même.
Note 19 : notes de lecture sur Platon / Héraclite :
Platon, dès sa jeunesse, s'était familiarisé dans le commerce de Cratyle, son premier maître, avec cette opinion d'Héraclite que tous les objets sensibles sont dans un écoulement perpétuel, et qu'il n'y a pas de science possible de ces objets ».
Platon reprend par exemple la thèse héraclitéenne d'un flux perpétuel, mais y ajoute sa théorie des Idées ; l'étendue et la nature exacte de ces influences sont mal connues.
Note 20 :
Voir Wikipédia :
"Pour pouvoir démontrer son premier théorème d'incomplétude sous sa forme la plus générale — il existe un énoncé qui n'est ni démontrable, ni réfutable dans la théorie"
Autrement dit, pour être consistant un discours doit traiter d'un objet qui n'est pas démontrable, hors discours, comme par exemple un axiome en mathématique, ou l'hypothèse ontologique de Platon.
Note 21 : divers articles Wikipédia :
La doctrine orphique est une doctrine de salut marquée par une souillure originelle ; l'âme est condamnée à un cycle de réincarnations dont seule l'initiation pourra la faire sortir, pour la conduire vers une survie bienheureuse où l'humain rejoint le divin. On entrevoit cette eschatologie à travers une littérature poétique apocryphe hellénistique, voire néoplatonicienne, conservée sous le nom d'Orphée. l'orphisme prend la forme d'un mouvement intellectuel qui, indéniablement, conteste l'ordre établi, tant religieux que politique. L'orphisme apparaît ainsi surtout comme un réservoir de conceptions sur la vie et le destin post mortem diffusées largement mais non dogmatiquement dans le monde gréco-romain et librement adaptées par chacun de ceux qui s'y référaient.
L'orphisme nous échappe chaque fois qu'on tente de le saisir. La cosmogonie hésiodique part du surgissement de la béance primitive (le Chaos) pour aboutir à l'ordre divin placé sous l'égide du règne sans fin de Zeus.
Les cosmogonies orphiques postulent une unité originelle qui est ensuite brisée puis restaurée potentiellement sous le règne de Dionysos. Ce thème de la réunification, de la reconstitution, de la réconciliation, fait le lien entre les cosmogonies et le mythe orphique de Dionysos et peut être considéré comme le leitmotiv de l'orphisme.
L'orphisme surgit en Grèce au même moment que le bouddhisme en Inde. À première vue et sans établir de rapport direct entre les deux philosophies, un rapprochement vient à l'esprit concernant la question du salut personnel et de la délivrance. Ceci posé, des divergences apparaissent vite. En fait, les études stimulées par les découvertes archéologiques du dernier demi-siècle — notamment le papyrus de Derveni en 1962 et les Lamelles d'or en 1973 — font plutôt ressortir des affinités avec le jaïnisme. Le nombre des points communs est alors troublant :
Ajoutons :
La théorie du corps-tombeau, qui dit que le corps (sôma) est un tombeau (sêma) - pour l'âme n'est pas orphique, mais pythagoricienne.
Quant au philosophe Platon, il raille ou célèbre l'orphisme selon le cas.
Note 22 :
Il y a de quoi passer sa vie à commenter Kant. Je me contente ici de ce court résumé, de "Critique de la raison pure".
Note 23 :
Voir à ce sujet une vidéo de Vilani, il en parle en préambule à un exposé sur la courbure de Ricci. Le lien est dans mon article "La narration en relativité".