Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...
31 Juillet 2015
Pour une fois ce billet est une reprise d'un de mes commentaires sur Mediapart. Pour répondre à quelqu'un s'intérrogeant sur le réel, je lui ai proposé de reformuler son questionnement, après avoir adopté mon point de vue que je présente de façon très condensée.
J'espère que cette présentation en accéléré permettra de mieux appréhender la cohérence interne de ma démarche.
Si je la reprends sur ce blog, c'est parce qu'en faisant cet exercice, j'ai avancé d'un pas, je vous en reparle à la fin.
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Cher Gilbert,
Nous nous retrouvons au moins sur un questionnement commun. Mais, pour commenter ce billet, je vais proposer d’explorer une autre voie. En espérant que cet essai sera plus fructueux, l’exposé moins abscons, que les précédents. Et pour faire court, je shunte toute référence explicite à Kant, Bergson ou Deleuze, mais ils ne sont pas loin…
Tout part, pour moi, du mouvement. Nos sens se sont développés, surtout la vue, pour nous repérer, et repérer des proies ou un danger dans notre environnement. Faculté liée au besoin de survivre et/ ou de se nourrir. Bref, après quelques centaines de millions d’années, notre sens de la vision s’est développé pour nous permettre de détecter des "mouvements".
Le point fondamental étant, à mon sens, qu’un mouvement est toujours relatif, et nécessite la conscience d’un "fond stable" pour pouvoir y rapporter un "objet". Le mouvement venant du rapprochement (mémoriel) que nous faisons entre deux repérages successifs dudit objet "mobile".
La nature réutilisant toujours ce qui fonctionne, mon hypothèse est que l’homme a récupéré ce mécanisme pour articuler son langage (je vais très vite, pour vous laisser voir le mouvement, en supprimant les fioritures : on n’est pas là pour culotter les nus de la chapelle Sixtine).
Et je vois la trace de la distinction que nous faisons ici, dans tous nos modes de langage. Par exemple, en mathématiques, nous distinguons entre axiomes et théorèmes. Avec un ensemble d’axiomes, il est possible de construire une infinité de tautologies, ou théorèmes, c’est-à-dire discourir à l’infini et explorer l’espace défini par nos axiomes, avec toujours un seul et même résultat au regard de notre ensemble d’axiomes : 0 = 0.
Pour la commodité de la chose, notons Ik un certain niveau de langage (pour suivre notre exemple la géométrie) celui où l’on démontre des théorèmes, et Ik+1, le métalangage où se discute le choix des axiomes. Et le locuteur, appelons-le L, situe son discours à un niveau de langage ou l’autre.
Par exemple, dans une classe, un élève fait une "démonstration", en construisant une succession de tautologies (en Ik), après, à chaque pas décisif, le rappel d’un axiome (en Ik+1). Sa démonstration, qui est un mouvement de pensée, se construit donc pour lui, comme le mouvement physique d’une proie pour un lion, par un constant va-et-vient entre un mobile et un fond stable. Au cinéma (une succession d’images à une même position fixe au foyer de l'objectif), nous aurions un plan fixe.
Maintenant, le prof de notre élève, sait que les axiomes de la géométire résultent d’un choix et que ce qui est "certain" pour l’élève, n’est que le résultat d’une convention. Par exemple dire que deux droites parallèles ne se coupent jamais, revient à dire que la somme des angles d’un triangle fait 180°. Notre prof, peut rêver changer de niveau, passer en Ik+2 et penser : et si je n’étais pas sur un plan, mais sur une sphère, avec un certain rayon de courbure… Vous voyez que le prof recule dans l’abstraction : il questionne les axiomes eux-mêmes. Alors, ce qui est fixe pour l’élève (un triangle tracé au tableau noir) se déforme, comme la surface d’un miroir de foire déforme les visages. Son triangle n’est plus tracé sur une surface plane, mais sur un ballon de baudruche, qui se déforme d’autant plus que la courbure du ballon est prononcée. Notre triangle s'enfle jusqu’à former un cercle. Au cinéma, notre caméra, qui tout à l’heure était fixe, vient à bouger, et nous avons une autre sorte de mouvement, de travelling ou de zoom.
Pour parler de tout ceci simplement, j’ai emprunté deux termes à la linguistique :
Et de plus je distingue trois positions du locuteur par rapport à son discours :
Dans ce qui nous occupe ici : le locuteur L est en position ex-post (au minimum en position Ik+1) pour observer un mobile (en Ik) :
L = Ik+1 > Ik
Voilà le point théorique où j’ai abouti. Ce qui me permet de comparer un mouvement physique et un mouvement de pensée, pour en voir la communauté de forme, à un niveau de représentation supérieur, épistémologique, où nous questionnons le sens de cette convergence.
Et les conséquences qui en découlent peuvent vous donner matière à revoir votre façon de vous questionner.
Revenons-y :
Le mouvement se traduit toujours par un repérage (synchronique de niveau Ik) fait en position ex post, c’est-à-dire, vu d’une base plus stable (au niveau Ik + 1)
C’est proprement ce saut diachronique entre Ik et Ik+1. C’est dire qu’il s’agit d’une construction purement imaginaire. j’en veux pour preuve que nous n’avons aucun organe sensoriel purement dédié au repérage du temps. Nos "horloges biologiques" consistent toutes (je n’ai pas le temps de m’étendre) en un repérage de "changements", par rapport à une base stable.
Strictement parlant, il est impossible d’avoir conscience de l’espace, sans capacité de le "parcourir", c’est-à-dire, peu ou prou, d’avoir conscience du temps. Mais la différence conceptuelle entre les deux est assez simple :
l’espace est un repérage synchronique (à plat sur un seul niveau, comme une feuille de papier)
le temps est un concept diachronique, celui d’un écart ente deux niveaux, l’un stable, l’autre moins (par rapport au premier)
De tout ceci, je ne peux parler qu’en étant moi-même en position ex post (i.e. : L > = Ik+1) par rapport à cette représentation que je me donne.
Voici le plus beau :
Et j’ai tout ce qu’il me faut pour parler de physique :
Dans cette représentation :
Et le principe d’action de Maupertuis, apparaît comme une loi de "conservation" (ou de mutation entre ces deux types d'énergie) en passant d'un niveau à l'autre. De fil en aiguille (car c'est toujours des avatars de la même équation) toutes les équations de la physique moderne renvoient à la même conception générale, la même dichotomie diachro/synchro (à un niveau d'abstraction plus fondamental que celui où s'expriment l'espace et le temps du physicien)… Dichotomie qui rend évident le théorème de Noether.
(Mon premier commentaire s'arrêtait là)
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(Puis, je le prolonge sur un billet Mediapart)
Pouvons-nous reprendre et ramasser encore tout ceci ?
En fait, oui : cette distance qui s’instaure entre le fond fixe d’une image et un "élément" qui s’en détache, peut faire penser à Badiou, qui parlait quelque part de l’océan et de la goutte d’eau (si d’aucuns retrouvent le lien vidéo, merci).
De façon plus structurée cette différence est celle qui sépare l’ensemble et les éléments qui le composent. Et cette perspective mathématique offre les outils pour explorer le monde de ce point de vue.
Dans le domaine de la physique: cette différence de niveau fait la différence entre onde (en Ik+1) et corpuscule (en Ik). En effet, le "champ" est toujours d'effet de groupe d'un "ensemble d'éléments", qu'il s'agisse de charges électriques ou de masses ponctuelles. Vous voyez le lien avec les concepts de décohérence et d'intrication...
On comprend mieux, peut-être (et ce n’est qu’un exemple) la difficulté qu’il y eut à échapper à la vision naïve d’un "éther", forme vide de l’espace… Car, instinctivement, pourrait-on dire, l’éther est ce lieu idéalement stable dans lequel s’inscrirait le mouvement des "objets". Le rejet de l’éther demande un recul diachronique, du même ordre que celui qui conduit à relativiser le 5e postulat d’Euclide en géométrie.
La gymnastique intellectuelle est toujours la même : réussir, en position ex ante, à atteindre le niveau supérieur, pour "expliquer" d’où l’on part, mais en position ex post cette fois-ci.
De ce mouvement, nous avons déjà parlé par ailleurs... Mais la théorie elle-même intègre le fait qu'il ne suffit pas de se répéter (en Ik) pour être compris (en Ik+1)... Dommage pour moi.
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L'addendum précédent cherchait à rendre sensible au parallèle qui s'impose à moi entre d'une part la différence espace/temps et d'autre part celle qu'il y a entre onde/corpuscule. C'est toujours la différence de nature entre concepts synchronique et diachronique. Et c'est pourquoi, à mon sens, on peut rattacher le principe d'incertitude, in fine, à la perception du mouvement (i.e. : l'existence d'un saut diachronique entre deux repérages d'un mobile par rapport à un fond fixe, pour y repérer sa vitesse). Je vous revois à ce que nous avons déjà vu du théorème de Noether.
Mais, en rédigeant, j'ai pris un recul, qui ne m'est pas habituel, pour mieux intégrer la notion "d'espace-temps". Car, en effet, je me suis tellement appliqué à pointer cette différence de nature entre les deux, que j'ai effacé ce point de départ élémentaire: notre vision s'est adaptée à la perception du mouvement. Autrement dit, ce qui est premier dans notre perception, comme dans nos pensées, ou notre mémoire, c'est le mouvement, la différence, le rapport. C'est dire qu'au-delà de cette différence que je cherche à caractériser entre espace et temps, c'est leur union qui fait sens.
Je parlais tantôt de la difficulté que nous avons eue à renoncer à la notion d'éther. Mais il faut bien voir ce que cette notion avait d'artificiel: un pur espace, donné d'avance, ne correspondant en rien à notre vécu, à notre expérience. C'est une abstraction, ce qui reste du mouvement, une fois oublié le temps. Mais il faut du temps pour parcourir l'espace et en prendre la mesure. De même que le temps, n'est que l'oubli de l'espace dans lequel s'inscrit le mouvement.
L'unité fonctionnelle, qui permet le mouvement, c'est le couple de variables synchronique/ diachronique.
Dit d'une autre façon:
La notion "d'espace-temps" qui conjoint deux concepts antagonistes (selon le critère synchronique / diachronique) transcende leur différence. C'est dire que si j'oppose espace et temps à un niveau Ik de mon discours, la notion "d'espace-temps" qui les conjoindrait se situe à un niveau d'abstraction Ik+1.
Où l'on voit encore une fois comment, pour se rapprocher du vécu le plus terre à terre (ici la perception du "mouvement"), du Réel, notre imagination procède par dichotomie (analyse à un niveau Ik) et synthèse (à un niveau d'analyse supérieur Ik+1), déconstruit ce qu'elle a différencié. Et comment ce progrès, ce mouvement de pensée, garde la forme du mouvement qu'il décrit...
Toujours la boutielle de Klein.
Hari