Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...
21 Mars 2019
- C'est affreux: je n'arrive plus à lire sans mon clavier à portée de main pour noter au fur et à mesure mes réflexions, de peur d'oublier; et si ma cervelle tournait en béchamel?
- Calme-toi ! Je crois plutôt que tu te balades dans ce livre comme un cochon truffier dans une forêt landaise, à la recherche uniquement de ce qui t'intéresse. Tu fais simplement ce qu'un thésard produit lorsqu'il prépare sa thèse: des fiches. Ce blog recueille tes notes de lectures.
- Mais j'avance si lentement que je n'achèverai jamais mon programme. Je ne décolle pas de Descartes, alors que je veux comprendre la physique d'aujourd'hui !
- Pas de panique. Prends un verre d'eau, mets Jazz Radio et installe-toi dans ton fauteuil. L'important n'est pas le but mais la voie. De toute façon ce que tu écris n'a d'importance qu'à tes yeux et tu n'en n'a aucune. Imagine deux secondes la Voie Lactée charriée dans le fleuve Laniakea, venant percuter Andromède au passage et resitue-toi dans le paysage... Fais-nous la grâce d'être léger !
- Désolé pour ce coup de mou et revenons-en à nos truffes.
Nous en sommes donc à caractériser l'âge classique. Foucault le fait de façon générale en parlant en premier de l'ordre (voir "représenter").
Il enchaîne ensuite par:
Il faut déjà nous défaire de notre vision actuelle du "signe".
- Je ne comprends pas.
- Pour nous le "signe" est une représentation, une étiquette mise pour représenter la chose. Pourquoi dès lors parler de "représenter" ce qui est pure représentation ?
- Parce que nous ne partons pas du XXIe siècle, mais du XVIe.
- Précisément, et l'Âge Classique fait charnière entre les deux. C'est sur quoi Foucault s'attarde.
"Au seuil de l'âge classique, le signe cesse d'être une figure du monde; et cesse d'être lié à ce qu'il marque par les liens solides et secrets de la ressemblance ou de l'affinité." p. 111
En se référant à la Logique de Port Royal, Foucault définit trois caractéristiques du signe, qui se substituent à la "ressemblance" antérieure:
1. Le signe rappelle son ancienne liaison aux choses lorsqu'il est naturel, ou appartient à ce qu'il désigne; mais il annonce les temps modernes lorsqu'il est conventionnel ou séparé. Comme tu le vois la position Classique est toute en nuances, de même que Galilée se ménageait la clémence du Pape en écrivant sur les deux systèmes du monde.
Il y a cependant une rupture franche dans le fait d'y attacher une valeur de jugement.
- Peux-tu préciser ?
- Cela tient à la bascule que nous avons identifiée, entre objet initial { } en I0 et final {*} en I1. Il n'est plus question ici de "divinatio" mais de jugement.
"("divinatio") Elle avait pour tâche de relever un langage préalable réparti par Dieu dans le monde; c'est en ce sens que par une implication essentielle elle devinait, et elle devinait du divin." p. 113
Je n'y reviens pas en détail, mais le schéma est clairement celui-ci : Isignes< Im < S , avec le Sujet en position ex ante par rapport au référé de son discours. Or, nous en arrivons à un "jugement", avec le sujet en position ex post, rationnelle par rapport aux critères du jugement qu'il porte sur son discours : Iréféré< Iréférant< Im.
De plus cette notion de "jugement" circonscrit la connaissance à l'Imaginaire du Sujet. Nous en avons déjà parlé (voir "sur les épaules de Descartes"), et l'Âge classique tue implicitement Dieu, ou tout du moins s'en détache.
2. Foucault avance une remarque qu'il développe par la suite pour différencier la fin de la Renaissance de l'Âge Classique: le signe se recentre et unifie au XVIe tandis qu'il se disperse à l'âge Classique. C'est évident de notre point de vue : le Sujet en position ex ante, se situe dans une pensée qui le transcende, tendant vers l'unité, quand en position ex post, le Sujet donne sens à la multitude montant vers lui.
J'attire ton attention sur le fait que la pensée logique qui se développe implique les réflexions les plus modernes que nous avons sur la façon de "représenter" une catégorie.
- Peux-tu préciser ?
- Foucault cite Condillac (Essai sur l'origine des connaissances humaines) pour arriver à ceci:
" Pour qu'un élément d'une perception en puisse devenir le signe, il ne suffit pas qu'il en fasse partie: il faut qu'il soit distingué à titre d'élément et dégagé de l'impression globale à laquelle il était confusément lié: il faut donc que celle-ci soit divisée, que l'attention se soit portée sur l'une de ces régions enchevêtrées qui la composent et qu'elle l'en ait isolée. La constitution du signe est donc inséparable de l'analyse. Il en est le résultat puisque, sans elle, il ne saurait apparaître. Il en est aussi l'instrument puisqu'une fois établi et isolé, il peut être reporté sur de nouvelles impressions: et là il joue par rapport à elle comme le rôle d'une grille". p. 115
Eh bien tu as là toute la discussion que nous avons eue autour des concepts de section et de rétraction formalisés en théorie des catégories (voir "section/ rétraction").
Ce qui, au demeurant, n'a rien d'étonnant puisque la théorie des catégories élémentaires est issue de la logique. À partir de là tout le reste s'enchaîne.
3. : Les signes peuvent être "naturels" ou de "convention", mais cette convention n'est pas n'importe quoi :
"Un système arbitraire de signes doit permettre l'analyse des choses dans leurs éléments les plus simples." p. 118
Et cette remarque, ai-je besoin d'y revenir, aboutit de nos jours en mathématiques aux deux objets élémentaires { } et {*} entre lesquels il est possible de naviguer grâce aux "systèmes de signes" que sont les mathématiques :
"Le savoir n'a plus à désensabler la vieille Parole dans les lieux inconnus où elle peut se cacher : il lui faut fabriquer une langue, et qu'elle soit bien faite - c'est-à-dire qu'analysante et combinante, elle soit réellement la langue du calcul". p. 118
- Il faudra quand même un bout de temps pour y arriver ! Au minimum la théorie des ensembles, avec Cantor à la fin du XIXe.
- Bien entendu, mais nous faisons de l'archéologie, et Foucault nous montre ici l'amorce du processus qui conduit à notre pensée moderne.
Nous arrivons ici au coeur de la révolution effectuée :
"La Logique de Port-Royal le dit:" le signe enferme deux idées, l'une de la chose qui représente, l'autre de la chose représentée; et sa nature consiste à exciter la première par la seconde." Théorie duelle du signe qui s'oppose sans équivoque à l'organisation plus complexe de la Renaissance" p. 119
Et bien, mon ami, c'est ce qu'en termes modernes nous appellerions un "morphisme".
Mais il y a plus, car Foucault poursuit ainsi :
"... de la Renaissance; alors la théorie du signe impliquait trois éléments parfaitement distincts : ce qui était marqué, ce qui était marquant, et ce qui permettait de voir en ceci la marque de cela; or ce dernier élément, c'était la ressemblance : le signe marquait dans la mesure où il était "presque la même chose" que ce qu'il désignait. C'est ce système unitaire et triple qui disparaît en même temps que la "pensée par ressemblance", et qui est remplacé par une organisation strictement binaire." p. 120
Et là, s'ouvre la possibilité de différencier radicalement ce qui est "synchronique", c'est à dire de l'ordre des signes ou des objets qu'ils désignent, de ce qui est "diachronique", c.-à-d. cet "entre-deux" qui devient indicible. Et si j'emprunte les termes à Saussure, les notions que j'y rattache trouvent ici leur source.
Dans la suite du paragraphe, que je t'invite à lire, Foucault me semble avoir la langue quelque peu empâtée. Comme me disait mon vieux prof de français: méfiez-vous du lyrisme, c'est la marque d'un manque :
"... N'aurait-on pas trois termes: l'idée signifiée, l'idée signifiante, et à l'intérieur de celle-ci l'idée de son rôle de représentation? Il ne s'agit pas cependant d'un retour subreptice à un système ternaire. Mais plutôt d'un décalage inévitable de la figure à deux termes, qui recule par rapport à elle-même et vient se loger toute entière à l'intérieur de l'élément signifiant" p. 120
Il y a là l'idée d'une structure fractale, mais le mot manque à Foucault, puisqu'il écrit en 1966, quand Mandelbrot publiera "Les objets fractals" en 1975.
Cependant, il me semble que je reprend cette idée dans mes développements.
- Développe donc!
- Soit un objet situé en Ik, dont nous repérons le déplacement en référence à Ik+1. La trace de ce déplacement se repère en Ik+1 et c'est la réification à ce niveau d'un mouvement conjoignant un concept synchronique (en Ik) et un concept diachronique (entre Ik et Ik+1). L'exemple le plus simple : l'espace en Ik et le temps entre Ik/Ik+1 te donnent la vitesse en Ik+1, et le principe l'inertie de Galilée, qui concerne la symétrie par rapport au temps, garantissant la conservation de la vitesse v (qui deviendra mv par la suite).
Foucault, me semble-t-il, cherche ses mots pour exprimer quelque chose de cet ordre:
"La représentation est toujours perpendiculaire à elle-même: elle est à la fois indication et apparaître; rapport à un objet et manifestation de soi. À partir de l'âge classique, le signe c'est la représentativité de la représentation en tant qu'elle est représentable." p.121
Il y a là en germe, me semble-t-il toujours, ce que je m'efforce de développer: le niveau Ik+1 permet de représenter le niveau Ik et en même temps, s'y développent les outils pour définir le mouvement qui l'y rattache. Tu as là en germe les l'idées de "quantité conservée" en tant qu'elle est "observable", et de "symétrie" chers à Emmy Noether.
- Il te manque l'incertitude.
- Nous en avions déjà parlé: c'est le saut Ik/ Ik+1 lui-même qui reste indéfini, tant qu'il n'est pas figé, réifié, en Ik+1 (voir "le principe d'incertitude sans les maths").
- Tu retombes toujours sur tes pattes. Cependant, quelle est la différence avec l'époque de la Renaissance, où tu voyais déjà ce triptyque ?
- Je l'y voyais parce qu'il est une nécessité première, inhérente à toute forme de pensée humaine. Nous avons vu (i.e.: "l'épistémè du XVIe") qu'à la Renaissance, l'indétermination était due au décalage entre le système de similitudes des choses et celui des signes, décalage qui renvoyait indéfiniment les uns aux autres. La nature elle-même était dans ce va-et-vient perpétuel. Ici, la "nature" est évacuée de l'Imaginaire, puisque l'entre-deux signifiant/ signifié est indicible (ce qui donnera, bien plus tard, le "Réel" chez Lacan et R< I1 chez nous). L'Imaginaire en se refermant sur lui-même, intériorise ainsi l'indétermination propre à l'expérience qu'a l'Homme de la "nature" (ou du Réel).
Maintenant, Foucault différencie ainsi l'âge classique de la pensée moderne, émergeant à la fin du XVIIIe:
"l'analyse de la représentation et la théorie des signes se pénètrent absolument l'une l'autre; et le jour où l'idéologie, à la fin du XVIIIe siècle s'interrogera sur le primat qu'il faut donner à l'idée ou aux signe, le jour où Destutt reprochera à Gerando d'avoir fait une théorie des signes avant d'avoir défini l'idée, c'est que déjà leur immédiate appartenance commencera à se brouiller et que l'idée et le signe cesseront d'être parfaitement transparents l'un à l'autre." p. 122
J'y vois la limite de l'exercice Classique.
- À savoir ?
- Eh bien, nous sommes partis, avec Descartes, dans le développement d'une connaissance purement immanente dont nous voyons ici les limites: Testutt, en demandant quel sens donner à notre discours, marque le besoin de retrouver une transcendance perdue.
"Seconde conséquence. Cette extension universelle du signe dans le champ de la représentation exclut jusqu'à la possibilité d'une théorie de la signification". p. 122
Dans la position "classique", à savoir rationnelle, Ik< Ik+1< Im, nous avons zappé l'autre partie mythique de l'Imaginaire : Im< S.
"Pas de sens antérieur ou extérieur au signe; nulle présence implicite d'un discours préalable qu'il faudrait restituer pour mettre à jour le sens autochtone des choses. Mais non plus, pas d'acte constituant de la signification ni de genèse extérieure à la conscience." p. 123
Il y a une conséquence souterraine à tout ceci, qui se retrouve même de nos jours dans la conviction viscérale chez beaucoup de scientifiques, qu'ils traitent des "lois de la nature", autrement dit que leur discours reflète l'ordre des choses.
"À l'âge classique, la science pure des signes vaut comme le discours immédiat du signifié". p. 124
Foucault termine ce chapitre par une considération somme toute évidente à nos yeux:
"La théorie binaire, celle qui fonde depuis le XVIIe siècle, toute la science générale du signe, et liée, selon un rapport fondamental, à une théorie générale de la représentation. [...]" Il est donc nécessaire que la théorie classique du signe se donne pour fondement et justification philosophique une "idéologie" c'est-à-dire une analyse générale de toutes les formes de représentation, depuis la sensation élémentaire jusqu'à l'idée abstraite et complexe." p. 124
Foucault revient sur ce que nous avons déjà pointé : dans la bascule initiale, que j'ai caractérisée comme un changement d'objet { } => {*} ou de référé ultime S => R, le Sujet, en Im, passe de Im< S à R< Im et devient le point focal qui donne sens à la perspective.
Si le Sujet ne veut pas que les critères Ik+1 de son discours Ik soient arbitraires (i.e.: Ik+1< Im, voir "Axiome de choix et création"), il lui faut nécessairement prendre du recul pour rapporter lesdits critères à une doctrine en Ik+2, qui elle-même est arbitraire, puisqu'alors nous avons : Ik< Ik+1< Ik+2< Im.
De la sorte, Im serait "poussé vers le haut", dans un processus immanent.
- Pourquoi ce conditionnel ?
- Parce que cette vision immanente de l'évolution de la pensée, n'explique pas comment passer d'un niveau au suivant (i.e.: la forme canonique de Lévi-Strauss, comme le schéma en L de Lacan sont inimaginables). Nous devons garder un recul critique par rapport à cette pensée, d'autant plus que la nôtre en découle, et en garde les traces les plus primitives en son sein.
J'insiste un peu lourdement parce que nous avons là une caractéristique essentielle de la logique, qui la discrimine de la topologie: le logicien a nécessairement et uniquement une vue globale de son objet (i.e.: il rapporte tout à l'objet classifiant), et il faut attendre d'avoir 3 niveaux Imaginaires pour développer la double vision globale/ locale de la topologie (i.e. pour que Im puisse s'imaginer en I'm=Ik+1).
Autrement dit "La logique de Port Royal" développe un point de vue global.
- D'un point de vue global à une idéologie totalitaire, il n'y a qu'un pas !
- C'est tout le problème d'une pensée purement "logique".
"En cette position de limite et de condition (ce sans quoi et en deçà de quoi on ne peut connaître), la ressemblance se situe du côté de l'imagination ou, plus exactement, elle n'apparaît que par la vertu de l'imagination et l'imagination en retour ne s'exerce qu'en prenant appui sur elle." p. 127
En fait, Foucault nous fait tout un développement pour nous amener au double aspect que nous avons déjà vu, à savoir les problèmes de choix et de détermination, tels qu'ils sont formalisés en théorie des catégories (voir plus haut), la question demeurant : quelle est cette similitude me permettant de choisir un spécimen comme représentant une collection, ou, à l'inverse de dire que tel spécimen se rattache à telle ou telle collection?
"Alors qu'au XVIe siècle la ressemblance était le rapport fondamental de l'être à lui-même, et la pliure du monde, elle est à l'âge classique la forme la plus simple sous laquelle apparaît ce qui est à connaître et ce qui est le plus éloigné de la connaissance elle-même." p. 126
Faute des mots simples que nous offre la théorie des catégories, Foucault doit insister un peu pour aboutir à ce qui paraît après coup évident :
"La première série de problèmes correspond en gros à l'analytique de l'imagination, comme pouvoir positif de transformer le temps linéaire de la représentation en espace simultané d'éléments virtuels; la seconde correspond en gros à l'analyse de la nature, avec les lacunes, les désordres qui brouillent le tableau des êtres et l'éparpillent en une série de représentations qui, vaguement, et de loin, se ressemblent." p. 128
Ce qu'il faut relever ici c'est le passage du temps de l'expérience à l'espace. Nous l'avons déjà exprimé en détail (voir plus haut), mais nous voyons ici que cela n'a pas échappé à Foucault: en passant d'un niveau à l'autre il y a réification du mouvement. Ce qui se déroule dans le temps devient l'actualisation d'une possibilité parmi d'autres, sauf qu'après Deleuze, il devient nécessaire d'en rester au "potentiel" là où Foucault parle de "virtuel", lorsqu'il se réfère à l'imaginaire (i.e.: le virtuel étant ce qui échappe à l'imaginable).
Ce qu'il appelle "analytique de l'imagination" relève d'un problème de choix: qu'est-ce qui me permet de dire que tels éléments partagent une caractéristique commune ? Quand à "l'analyse de la nature" elle relève d'un problème de détermination : cette fleur que j'ai en main entre-t-elle dans l'une des catégories de ma taxinomie ?
À partir de ce double aspect de la ressemblance, Foucault en arrive à l'idée d'une "genèse" :
"Or ces deux moments opposés (l'un, négatif du désordre de la nature dans les impressions, l'autre, positif, de pouvoir reconstituer l'ordre à partir de ces impressions) trouvent leur unité dans l'idée d'une genèse. p. 128
Pour nous, l'aller-retour section/ rétraction renvoie immédiatement à l'idempotence (voir "rétraction et idempotence")!
- Et qu'est-ce que cela a à voir avec l'analyse de Foucault ?
- Tout simplement que l'objet se constitue imaginairement dans une répétition de mouvements section/ rétraction, et que le caractère de l'objet n'est plus son "existence", sorti du Réel, ou plutôt de la "nature" de la Renaissance, mais de son "idempotence". Il s'incruste dans l'Imaginaire par une série de répétitions. Nous retrouvons ici la fermeture de l'Imaginaire sur lui-même.
- Tu retrouves dans ce mouvement le zigzag précédent entre sémiotique et herméneutique.
- Précisément, sauf qu'ici le processus est purement immanent. Les formes de l'Imaginaire ont évolué, mais le mécanisme neuronal, qui passe par la répétition pour renforcer les synapses, est le même !
Mais Foucault ne va pas jusque-là. Il en reste à qualifier chacun des deux mouvements de l'Imaginaire, l'un de positif, l'autre de négatif; j'aurais tendance à opposer une descente ( I => R) à une montée (R => I).
Aspect négatif (ou I=> R)
"Si elle peut (l'imagination), par le seul redoublement de la représentation, restituer l'ordre, c'est dans la mesure où elle empêcherait de percevoir directement, et dans leur vérité analytique, les identités, et les différences des choses." p. 129
C'est le constat d'une coupure entre l'Imaginaire et le Réel, sauf que c'est conceptualisé comme un défaut et non une impossibilité assumée.
"Le pouvoir de l'imagination n'est que l'envers, ou l'autre face, de son défaut. Elle est dans l'homme, à la couture de l'âme et du corps. C'est là que Descartes, Malebranche, Spinoza l'ont en effet analysée, à la fois comme lieu de l'erreur et pouvoir d'accéder à la vérité même mathématique; ils ont reconnu en elle le stigmate de la finitude, que ce soit le signe d'une chute hors de l'étendue intelligible, ou la marque d'une nature limitée" p. 129
Finitude qui renvoie bien sûr à la différence deleuzienne virtuel/ potentiel, et aux axiomes mathématiques qui s'invitent au fur et à mesure de leur construction, avec par exemple l'axiome de l'infini en théorie des ensembles (voir "des ensembles et des groupes") ou encore l'hypothèse du continu flanqué de l'axiome de séparabilité en topologie. (voir "l'action et sa représentation").
L'idée que cette finitude puisse être attribuée à la nature elle-même, au Réel dirions-nous, indique que la coupure irrémédiable R/ I n'est pas encore assumée, tandis que physicien moderne a abandonné l'espoir de ce contact intime, dès lors qu'il concède ne pouvoir en percevoir que des "observables".
Aspect positif (ou R=> I)
"Au contraire l'aspect positif de l'imagination peut être mis au compte de la ressemblance trouble, du murmure vague des similitudes. C'est le désordre de la nature dû à sa propre histoire, à ses catastrophes, ou peut-être simplement à sa pluralité enchevêtrée, qui n'est plus capable d'offrir à la représentation que des choses qui se ressemblent." p. 129
Il y a là, dans cette idée d'ordre ou de désordre, voire d'une histoire propre à la nature, quelque chose d'inconcevable de notre point de vue. Nous sommes ici dans les réminiscences de la Renaissance !
"... et la nature n'est que l'insaisissable brouillage de la représentation qui fait que la ressemblance y est sensible avant que l'ordre des identités ne soit visible." p.130
- Seulement une réminiscence ?
- Disons plutôt d'une nécessité: si l'on rejette tout recours transcendant au Symbolique, à l'existence de Dieu qui unifie tout en lui, il faut bien se rabattre sur l'existence de la nature pour s'appuyer sur quelque chose.
Le plus intéressant peut-être tient à la façon de situer la "nature humaine" dans le tableau, privée qu'elle est d'être à l'image de Dieu, mais séparée de la "nature" par son imagination défaillante.
"Mais à suivre le réseau archéologique qui donne ses lois à la pensée classique, on voit bien que la nature humaine se loge dans ce mince débordement de la représentation qui lui permet de se re-présenter (toute la nature humaine est là : juste à l'extérieur de la représentation et le "re" de sa répétition); p. 130
Et cette remarque me semble de première importance pour la suite de notre évolution.
- Tu veux dire, dans le fil de ton propre développement ?
- Oui, tout à fait, car il constate la substitution d'une démarche mythique par une démarche rationnelle, non plus logique, comme dans l'analyse de la "nature des choses", mais topologique.
Partons de l'émergence du Sujet dans son Imaginaire (en Im) à partir du Symbolique (S= (Je∪Autre) ; voir "le schéma en L de Lacan"), le référé de Im se trouve en S, avec Im< S, et donc Im en position ex ante. Nous en sommes là jusqu'à la fin du XVIe siècle (voir "l'épistémè du XVIe siècle")
Maintenant, Descartes se coupe de S pour s'en référer à R, et donc R< Im. avec Im en position ex post par rapport à ce référé ultime; or nous avons vu que cette attitude, qui définit la rationalité logique, va de paire avec une position dominante de Im (voir ci-dessus).
Dès lors, si la "nature humaine" fait partie de la "nature", comment puis-je en Im rendre compte de moi-même ? Comment la partie pourrait-elle englober le tout ?
- Ça rappelle le paradoxe de Russel !
- Oui, tout à fait, et il est implicite, dès que Descartes affirme son existence à partir de sa propre observation. Le cogito cartésien est pour notre pensée occidental l'équivalent du stade du miroir chez l'enfant, et marque notre développement jusqu'à la prise de conscience des limites formelles de sa logique, avec Russel, et Gödel.
Cela conduit immédiatement à la nécessité d'un dédoublement, qui nous est familier : I'm< Im, une dualité local/ global, qui va de paire avec le recul pris pour définir une idéologie, et nous renvoie une fois de plus à notre remarque concernant la distinction logique/ topologique (voir ci-dessus). La seule possibilité de pouvoir atteindre Im à partir de I'm, conduit à renverser la perspective, passer de l'objet final {*} visible depuis Im à l'objet initial invisible, mais "cernable") à partir de I'm, et donc voir à la limite Im=I0 (I0 étant le niveau où s'imagine l'objet initial { }).
C'est pourquoi je prétends que l'approche topologique est le substitut rationnel à l'approche mythique de la connaissance de la nature humaine (Im se substituant à S et I'm à Im)
"Le projet d'une science de l'ordre, tel qu'il fut fondé au XVIIe siècle, impliquait qu'il soit doublé d'une genèse de la connaissance, comme il le fut sans interruption le Locke à l'idéologie." p. 131.
- En somme Dieu est mort et l'homme prend sa place ?
- On peut le dire comme ça, mais à voix basse, pour ne pas finir comme Giordano Bruno... N'oublie pas l'autodafé de 1755 après le tremblement de terre de Lisbonne !
Voir la suite au prochain billet de blog.
En attendant, bonne rumination !
Hari
L'évolution du signe, et le passage d'un aspect ternaire à dual, pourrait être interprété ainsi:
"... de la Renaissance; alors la théorie du signe impliquait trois éléments parfaitement distincts : ce qui était marqué, ce qui était marquant, et ce qui permettait de voir en ceci la marque de cela; or ce dernier élément, c'était la ressemblance ..."
Cette "ressemblance" serait celle de l'image dans le miroir, qui s'accompagne d'une symétrie: la main droite se reflète en main gauche. Autrement dit, elle marquerait un changement de position du Sujet local/ global (ex post/ ex ante)
"... le signe marquait dans la mesure où il était "presque la même chose" que ce qu'il désignait. C'est ce système unitaire et triple qui disparaît en même temps que la "pensée par ressemblance", et qui est remplacé par une organisation strictement binaire."
La pensée strictement binaire indiquerait la position définitivement ex post / rationnelle qu'inaugure Descartes avec son cogito.
C'est dans cet esprit me semble-t-il qu'il faut comprendre la suite :
"... N'aurait-on pas trois termes: l'idée signifiée, l'idée signifiante, et à l'intérieur de celle-ci l'idée de son rôle de représentation? Il ne s'agit pas cependant d'un retour subreptice à un système ternaire. Mais plutôt d'un décalage inévitable de la figure à deux termes, qui recule par rapport à elle-même et vient se loger toute entière à l'intérieur de l'élément signifiant" p. 120
Autrement dit, la distinction que nous faisons entre synchronie/ diachronie trouve ici sa genèse: Saussure ne peut venir qu'après Descartes, grâce au recul qu'il instaure entre Je pense / je suis.
Voir :