Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...
15 Novembre 2022
- Encore une diversion ? Ta lecture de Saunders Mac Lane ressemble de plus en plus au récit des amours de Jacques à son maître !
- Désolé, mais après un long voyage, je me remets tout doucement des effets du jet-lag et mes pensées papillonnent... Et, en repensant à l'interpellation d'Alain Connes, que je me propose de faire lors du prochain colloque de l'association Lysimaque : "mathématiques et psychanalyse", des 28 & 29 janvier prochains (voir "Stanislas Dehaene - La bosse des maths"), je me disais qu'il serait bon d'inviter Alain Badiou au débat, en tant que philosophe s'intéressant à la théorie des catégories.
Mes doigts courent alors sur le web à la recherche d'une adresse (que je ne trouve pas) pour lui envoyer un message en ce sens. Chemin faisant, je tombe sur une émission de France Culture, renvoyant à une conférence de Badiou donnée à Sciences Po le 05/ 05/ 2022 "Les perspectives révolutionnaires aujourd'hui". Comme je me suis levé beaucoup trop tard aujourd'hui pour entreprendre quoi que ce soit, je l'écoute donc, mais comme il fait référence à un schéma qu'il doit sans doute produire devant son auditoire, je poursuis mon exploration pour tomber sur une autre intervention de lui du 14/ 03/ 2022, faite cette fois-ci à la Commune CDN d'Aubervilliers intitulée "Comment vivre et penser en un temps d'absolue désorientation?".
Il aborde la guerre en Ukraine, et je retrouve chez lui des réflexions proches des miennes (voir "Un certain sentiment d'urgence"). La question que je me pose alors est de voir s'il pousse l'analyse jusqu'à remettre en cause, comme moi, l'approche platonicienne.
- C'est un sacré raccourci !
- J'en conviens, mais comme il s'intéresse de près à la théorie des catégories, ça me semble intéressant de voir s'il a vu, comme cela me paraît sauter aux yeux, que cette théorie, avec son objet initial vide, remet en cause un point de vue que l'on peut qualifier "d'Occidental".
Or, précisément, dans sa conférence à Sciences Po, il parle d'un "désir d'Occident" comme d'un désir de modernité, à combattre :
"... finalement aujourd'hui il faut arriver à créer une subjectivité capable de combattre le désir d'Occident" à 49'
sans voir que cette équivalence modernité/ Occident a cessé d'être, depuis que l'interprétation de Copenhague prévaut contre celle d'Einstein en mécanique quantique (voir "Retour à Platon & Aristote").
- Autrement dit, il verrait le problème sans réaliser qu'il a déjà en mains les armes propres à combattre ce "désir d'Occident"?
- Exactement. Et si tu adoptes ce point de vue, tu peux facilement voir Badiou papillonner autour de ce point focal, comme un papillon autour d'un luminaire dans la nuit.
- Démonstration ?
- Partons de son introduction à Sciences Po :
"Je soutiens, c'est une de mes thèses philosophiques, que la fonction conceptuelle de la philosophie est sous conditions d'autres pensées, d'autres formes de création, ce n'est pas un commencement radical, elle est plutôt une conséquence."
Si tu te souviens des cycles philosophiques tels que les définit Vincent Citot (voir "Histoire mondiale de la philosophie"), Badiou en serait donc aux premières étapes (entre colère et marchandage) en plein dans le décentrement du philosophe par rapport à son objet (ici le communisme) autrement dit, dans ce qui pourrait devenir un "âge classique" aux yeux de ses exégètes, tout du moins s'il atteint son objectif.
Pour y parvenir, il part donc de deux concepts :
"Je peux repartir ici de philosophie, de la mienne. Pour moi toute vérité c'est-à-dire tout ce qui possède de façon vérifiable une portée universelle ce n'est pas la vérité au sens de jugement, ce n'est pas une conception grammaticale ou logique des vérités. J'appelle vérité tout ce qui possède une portée universelle et je soutiens que toute vérité de cet ordre prend naissance et est en quelque sorte créée dans un contexte historique particulier.
Alors, c'est même mon problème le plus important, et je pense que c'est depuis longtemps peut-être un problème central de toute philosophie : comment comprendre que, ce qui a une valeur universelle, puisse cependant commencer, être créé et déployé dans des situations toujours absolument particulières dans l'espace comme dans le temps dans la géographie comme dans l'histoire
Comment rendre compte que les mathématiques démonstratives, aujourd'hui partout identiques quant à leurs protocoles, partout reconnues comme ayant une validité universelle, ait été néanmoins inventées en Grèce aux alentours des VIe et Ve siècle avant l'ère Chrétienne, et aussi bien comment éclairer l'effet extraordinaire que produit sur un lecteur Français d'aujourd'hui un livre comme "le dit du Genji" écrit par une aristocrate japonaise il y a mille ans, ou encore d'où vient que le personnage de Robespierre, un bourgeois éclairé du XVIIIe siècle, soit encore aujourd'hui l'objet d'études et de violences passions contradictoires; ou nous touche en plein cœur la correspondance amoureuse entre Héloïse et Abélard pourtant produits typiques du monde médiéval.
Autrement dit, comment une valeur universelle peut-elle avoir un commencement situé, de façon absolument particulière, dans l'espace comme dans le temps.
Alors, à ce genre de commencement de ce qui est universel, dans un monde particulier, je donne le nom d'évènement. J'introduis ce concept d'événement pour nommer précisément ce qui marque le commencement d'une universalité possible dans un monde particulier.
Alors, il en résulte, vous le voyez bien, que tout ce qui ressemble à un événement en ce sens-là, c'est-à-dire tout ce qui semble produire des effets qui, localisés, pourraient bien avoir une portée universelle, me concerne en tant que philosophe, et donc, la philosophie, c'est largement en ce sens-là puisque ces vérités universelles ont quelque chose qui s'intéresse aux événements." vers 10'-11'
Ne trouves-tu pas intéressant que l'on retombe encore, avec ce dualisme, dans la querelle entre Platon et Aristote quant à la différence entre la "forme" (universelle) et la "substance" de l'être, qui précisément "advient" à nos yeux.
- Autrement dit Badiou réinvente d'eau tiède ?
- Non car, si le cadre de sa pensée reste classique, son questionnement est plus moderne. Sa réflexion nous ramène en effet à la différence entre identité ♧↑♢ et idempotence ♢↓♧ qui marque le passage entre :
- Je ne vois pas trop...
- Tu peux comprendre un "évènement" comme caractérisant ou "représentant" en mode ♧, un "universel" descriptible en mode ♢. Quant à l'universalité en question, c'est, en soi, une réflexion de mode syntaxique en ♡.
Bien entendu, dans de passage de mode ♧↓↑♢, tu perds le concept de temporalité ou de causalité. Le sentiment ressenti ♧ par l'Occidental à la lecture du "dit du Genji" est une actualisation ♢↓♧ (dans le temps de la lecture effective - i.e.: de mode ♧), d'une affinité ♢ entre l'Occidental contemporain et l'auteure Orientale millénaire qui n'est pas d'ordre causal.
- J'ai l'impression que Badiou au contraire établit un lien de cause à effet entre l'évènement et l'universel ?
- Parce qu'il en reste à une pensée en mode ♧, et donc dans une "narration" de type (...)⇅𓂀♧.
- Dans son exposé du 14/03, Badiou insiste malgré tout sur un dépassement de la pensée purement dichotomique, caractéristique justement de la narration logique en mode ♧.
- C'est toute la complexité de l'articulation entre le déploiement de la pensée entre niveaux et modes, que j'ai caractérisée par ce schéma (voir "Ikebana").
"Le passage au niveau [♲]
implique le développement de la pensée en mode syntaxique ♡.
Et le récit devient un énoncé syntaxique :
[∃]♡ | [⚤]♡ | [#]♡ | [♲]♡ | ☯ | 𓂀♡ |
[∃]♢ | [⚤]♢ | [#]♢ | [♲]♢ | 𓂀♢ | |
☯[∃]♧ | [⚤]♧ | [#]♧ | [♲]♧ | 𓂀♧ |
- Et comment s'exprime cette syntaxe ?
- Elle est d'une simplicité biblique mon ami, et c'est Grothendieck qui nous en donne la clef dans cette formule :
"Le topos♲ est le lit commun du discret⚤ et du continu#"."
Je fais l'hypothèse que Badiou atteint le niveau [♲] lorsqu'il explicite ce qu'il nomme "universel", ce qu'il pourrait certainement voir comme un "topos", mais il en reste néanmoins dans la première ligne du tableau, dans le récit de 𓂀♧.
- Sur quoi appuies-tu ton raisonnement ?
- Je te propose de nous reporter à sa conférence du 14/03 au cours de laquelle il expose sa méthode.
"Lors de mon dernier séminaire j'ai soutenu que la vraie pensée dialectique, donc la compréhension des mouvements du réel, s'établit toujours à partir de trois termes et non pas seulement de deux termes. Alors évidemment, vous voyez déjà comment cela va m'infiltrer, dans la situation présente, dans le personnage du troisième.
Alors qu'est-ce que c'est exactement que ces trois termes? Évidemment c'est d'abord les deux termes particuliers qui définissent une situation politique quelconque d'affrontement, de division, de rivalité, et cela dans l'existence empirique des situations politiques quelconques. Il y a toute une histoire de ces couples verbaux. Ça peut être la droite et la gauche, ça peut être les nécessités objectives du capitalisme et l'idéal socialiste, ça peut être le national et l'étranger, ça peut être la guerre et la paix ça peut être aussi, bien sûr le prolétariat et la bourgeoisie et ainsi de suite. Vous avez ainsi, dans la compréhension des situations politiques, tout un dictionnaire de couples, tout un dictionnaire qui vise à décrire le fait que la politique demeure une lutte pour le pouvoir, qui finit toujours par se cristalliser sur deux camps.
C'est une chose, mais je pense qu'ensuite, si l'on veut réellement pénétrer la situation en profondeur il faut disposer d'un troisième terme, il faut disposer d'un troisième terme qui a valeur universelle au point de pouvoir réellement éclairer la différence, pour vous éviter d'être sommé par une information qui au fond vous accule au mur d'un choix, mais d'être, via ce troisième terme, capable d'une certaine façon de rendre lisible pour de bon les rapports conflictuels des deux termes engagés." 3'30
Commentaire : (a)
- Il shunte le niveau [#] ?
- Oui, à ce stade, il ne parle que de dépasser la logique du 1er ordre, il en reste à une position platonicienne du Sujet coincé entre le multiple ☯[1][⚤] et un principe unitaire [1]☯ (i.e.: (☯[1][⚤]𓁝⇅𓁜[♲]𓁝⇆𓁜[1]☯) 𓂀♧).
- Mais ne parle-t-il pas d'un changement de logique pour passer en logique intuitionnisme en mode ♢ ?
- Eh non justement ! Pour décrire cette logique intuitionnisme [⚤]♢ (voir la zone surlignée en bleu du schéma de l'Imaginaire), il faudrait abandonner l'expression purement narrative, pour passer à une expression "spatiale", ou "graphique"; et c'est en cela que l'approche me paraît bancale. Mais je te propose de poursuivre pour en avoir le coeur net : venons-en à sa définition de "l'universel" en 6 thèses :
"... De ce que c'est que l'universel, en tant que troisième terme où tous les antagonismes vains peuvent échouer en compagnie de toutes les identités mortifère et je le ferai en six thèses :
Thèse 1 :
Tout élément ou jugement à valeur universelle à son origine dans un événement. Car le troisième terme est un terme qui est advenu ce n'est pas un terme qu'on peut tirer de l'analyse du conflit comme tel.
Thèse 2 :
Un élément ou jugement à valeur universelle se présente initialement comme une décision portant sur ce qui était considéré antérieurement comme indécidable, ce qui veut dire de façon plus simple que l'universel n'est jamais réductible au savoir existant? Il est toujours, relativement à une situation déterminée, au-delà du savoir existant tout en accrochant naturellement à ce savoir également.
Thèse 3 :
L'universel a une structure implicative c'est-à-dire qu'il nous dit toujours ce qui, étant donné ceci, peut engendrer cela. Et il est lui-même impliqué par le mouvement de la pensée dans les conjonctures du temps.
Thèse 4 :
L'universel est univoque. Alors ça, j'y reviendrai mais c'est important, parce qu'au fond de tous les jugements qui se font à partir du seul antagonisme primitif Ukraine/ Russie, ou tout autre, sont, en réalité des jugements équivoques. C'est-à-dire que l'on ne peut pas savoir quel est leur pertinence leurs limites leur dessin. L'universel se signale aussi par son univocité.
Thèse 5 :
Toute singularité universelle est une proposition ouverte et une proposition qui engage à en tirer les conséquences on peut dire aussi toute singularité universelle est inachevables elle est toujours une proposition qui ne se limite pas à la caractérisation des phénomènes observés.
Thèse 6 :
Plus jargonnante, je dirais moi que l'universalité n'est rien d'autre que la construction fidèle, aussi fidèle que possible, d'un multiple générique et infini. J'éclaircirai cela quand on y arrivera." de 21' à 25'.
Passons cette liste en détail, si tu le permets :
Thèse 1 :
Tout élément ou jugement à valeur universelle à son origine dans un événement. Car le troisième terme est un terme qui est advenu ce n'est pas un terme qu'on peut tirer de l'analyse du conflit comme tel.
Très franchement, je ne sais pas d'où Badiou nous parle précisément, car il me semble que son expression, sinon sa pensée, est contradictoire.
- En quoi précisément ?
- Et bien, il nous dit, dans une même phrase :
- C'est une histoire qui nous ramène à Aristote et Platon, non ?
- Oui, en philosophant sur la question des universaux, Badiou peut difficilement y échapper...
Thèse 2 : (b)
Un élément ou jugement à valeur universelle se présente initialement comme une décision portant sur ce qui était considéré antérieurement comme indécidable, ce qui veut dire de façon plus simple que l'universel n'est jamais réductible au savoir existant ? Il est toujours, relativement à une situation déterminée, au-delà du savoir existant tout en accrochant naturellement à ce savoir également.
Là c'est plus intéressant : il introduit le concept de "décision", qui nous ramène à l'axiome de "choix" bien connu en mathématiques. Et nous pouvons très facilement décrire le mouvement en question comme un saut 𓁝/𓁜 autour de [♲] :
Maintenant, ce passage devrait être pensé à partir de la forme canonique des mythes (en termes de transformation naturelle), nous en avons déjà beaucoup parlé (et ce n'est pas fini !)
Thèse 3 :
L'universel a une structure implicative c'est-à-dire qu'il nous dit toujours ce qui, étant donné ceci, peut engendrer cela. Et il est lui-même impliqué par le mouvement de la pensée dans les conjonctures du temps.
Alors là, je pense que pour avancer dans la discussion, il faudrait en revenir aux 4 discours de Lacan, et aux diverses postures du maître et de l'élève (voir "Covariance et contravariance #2").
- Badiou parle des "conjectures du temps".
- Oui, ça fait une belle formule, mais contradictoire en elle-même : les conjectures se font en mode ♢, quant à leur objectivation (ou au choix), il se fait en mode ♧; avec toute la discussion tenant au passage ♢↓♧, vu comme une décohérence, ou le récit d'un rêve au réveil du Sujet...
Thèse 4 :
L'universel est univoque. Alors ça, j'y reviendrai mais c'est important, parce que au fond de tous les jugements qui se font à partir du seul antagonisme primitif Ukraine/ Russie, ou tout autre, sont, en réalité des jugements équivoques. C'est-à-dire que l'on ne peut pas savoir quelle est leur pertinence leurs limites leur dessin. L'universel se signale aussi par son univocité.
C'est toute la problématique du triptyque d'Emmy Noether attachée au niveau [♲] (symétrie/ quantité conservée/ indétermination). Ici, Badiou nous parle de la quantité conservée. L'universel est ce qui se conserve à travers des différentes représentations, voire contradictions, ou symétries comme le plus renvoie au moins...
Thèse 5 :
Toute singularité universelle est une proposition ouverte et une proposition qui engage à en tirer les conséquences on peut dire aussi toute singularité universelle est inachevable, elle est toujours une proposition qui ne se limite pas à la caractérisation des phénomènes observés.
C'est le mouvement S↓ complémentaire du mouvement S↑, le "choix" de la thèse 2 (voir b); soit : (𓁝[♲]𓁜⏩[⚤]𓁝⇅𓁜[♲]𓁜⏩[⚤]𓁝⇅𓁜[♲])𓂀♧
À partir d'un sens en [♲]𓁜, tu arrives à la multiplicité des implications en [⚤]𓁜...
- En passant sous silence tout ce que nous avions vu en [#]𓁜 chez Corcuff comme chez Bourdieu ?
- Oui, c'est très rapide ici dans la présentation de Badiou, qui est reste à sa dialectique [⚤]𓁜.
Thèse 6 :
Plus jargonante, je dirais moi que l'universalité n'est rien d'autre que la construction fidèle, aussi fidèle que possible, d'un multiple générique et infini. J'éclaircirai cela quand on y arrivera."
Aïe ! il en arrive aux abeilles de Socrate dans le Menon ! (voir "La querelle des universaux - notes de lecture #7").
Alors que Badiou connaît très bien la théorie des catégories, et devrait utiliser ce qu'il en sait pour voir immédiatement la différence entre les attitudes du sujet face à l'objet initial 𓁝[∅]☯ et final ☯[∃]𓁜, il en reste à l'imaginaire platonicien coincé entre un principe unitaire 𓁝[1]☯ hérité de Parménide et le multiple de Socrate en ☯[1]𓁜.
- Comment peut-il après cela espérer ?
"... finalement arriver à créer une subjectivité capable de combattre le désir d'Occident"
- C'est rapé d'entrée de jeu !
Le 17/ 11/ 2022 :
Je reprends mes commentaires d'hier dans l'article "Et si je me trompais ?".
Hari