Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...
31 Janvier 2023
- Ça fait un moment, dis donc !
- Oui, occupé à faire le touriste ces temps-ci, de plus, Overblog bloque l'administration du blog depuis l'Asie, par peur du piratage... Je n'aurai plus cette contrainte au Brésil, heureusement !
- Bref, comment s'est passé ce colloque, cette coupure en forme de "touch & go" en terre de France ?
- J'y ai retrouvé des gens intéressants, et même certains qui ont visité mon blog et ça m'a fait plaisir. À force d'être dans le paysage, et à poser des questions en marge, on s'habitue à moi, sans que l'on sache toujours où me situer, un peu comme Gaston dans les couloirs de Spirou... De mon côté, j'arrive à sentir derrière les discours, les préoccupations des uns et des autres...
- Par exemple ?
- Il y a d'abord la question du temps, qui focalise l'attention d'Anatole Khélif, d'Alain Connes, de Daniel Sibony ou de Stéphane Dugowson, ou encore la quantité astronomique de "connecteurs" dans une structure qui fascine René Lew...
- Tu fais la psychanalyse du groupe ?
- L'idée vient de me frapper, figure-toi.
J'étais là, à rêvasser à propos de ce colloque, dans les brumes de l'éveil, en pensant à la logique intuitionnisme qui accompagne le changement d'objet initial dans le passage du mode ♧ au mode ♢ (du singleton "•" au monoïde "•⟲") et à la parole de René Guitart : "la logique n'est pas tout, ce n'est qu'une facette de la forme de l'objet" (je te cite de mémoire, pour ne pas perdre le fil en fouillant mes notes), puis je pense "trois", évidemment 3. La logique intuitionnisme vient avec les considérations de "bord" entre intérieur/ extérieur, comme dans le noeud borroméen, qui obsède tant nos chers Lacaniens. Trois, me dis-je, et je repense à Jeanne Lafont qui, dans sa présentation, pose la question clairement :
"quelqu'un peut-il m'expliquer rigoureusement l'importance du trois"?
- Et lui a-t-on répondu ?
- Rien qui m'ai frappé sur le coup, mais ce matin, ici et maintenant, cette question roule dans ma tête comme un caillou dans la bouche d'Ésope. C'était la parole d'une psy verbalisant l'instant en séance d'analyse, et d'ailleurs, je réagis à cette interrogation en cristallisant autour d'elle, les bribes de discours dans lequel je baignais alors.
- C'est fumeux...
- Mais non, justement : je te parle de décohérence. On passe d'un non-dit flottant entre toutes les interventions, à son identification par une parole, pointant un vide à combler.
- Et donc, tu te proposes de le combler avec ta petite pelle ?
- Tu me fatigues.
Pause-café...
- Ça va mieux ?
- Désolé, mais il me fallait coucher sur le blog cette impression d'avoir fait partie d'un groupe en analyse, avant d'être aspiré par le quotidien.
- OK, mais dans quel état d'esprit étais-tu toi-même durant ce colloque ?
- Je me posais la question du passage de ma représentation de l'Imaginaire du Sujet à une écriture sous forme de topos.
- Tu peux expliciter ?
- Pour me préparer à ce colloque, j'ai fait quelques recherches sur internet, et je suis tombé sur plusieurs remarques concernant la difficulté à exprimer correctement sa pensée; en particulier dans cette vidéo d'un dialogue Alain Connes/ Daniel Sibony, au cours duquel ils parlent de l'"objet temps":
J'avais relevé une remarque (à 41' sur la vidéo), d'Alain Connes, concernant la difficulté de raconter – sous forme d'histoire – un concept hors de la logique temporelle: "L'homme essaie toujours de raconter une histoire" (Note 1). Et cette remarque s'en imposée en séance d'entrée de jeu lors de l'exposé d'Emmanuel Brassat "Lacan et les mathématiques, la suite ?", à qui j'ai fait remarquer que son intervention, concernant la nature du signe (et ici nous arrivons à sa nature de topos), commence par un "cheminement", et donc une histoire.
Il part de la notion de
• "trace", laissée sur le sol par un animal, par exemple; | (☯[∃]𓁜...) 𓂀♧ |
• "identifiée" comme telle par le chasseur; | (☯[∃][⚤]𓁜...) 𓂀♧ |
• située ensuite dans une "trame"; | (☯[∃][⚤][#]𓁜...) 𓂀♧ |
• ce qui donne lieu aux "premiers diagrammes" ou mises en relations | (☯[∃][⚤][#]𓁜...) 𓂀♢ |
• et au figural (chez J.P. Liotard) | (☯[∃][⚤][#][♲]𓁜...) 𓂀♧ |
Comme tu le vois, mis à part une réflexion sur la nature relationnelle des diagrammes (en mode ♢), son récit est pratiquement une "histoire" de l'auteur (...) 𓂀♧ concernant l'évolution d'un Sujet 𓁜 dans son Imaginaire. C'est intéressant, et sans doute ne pouvait-il en faire l'économie, mais nous restons ici sur le devant de la scène, pour reprendre la métaphore d'Alain Connes, alors qu'il s'agit de décrire un "topos" situé hors du temps.
- N'est-ce pas une nécessité, que l'on retrouve dans l'idée d'un cheminement, le "Tao" en Chine, le "Do" au Japon, ou encore dans un temps circulaire avec la roue du "Dharma" chez les Bouddhistes ?
- Sans doute, et cela ne pose aucun problème dans des philosophies pointant vers le vide comme objet initial.
- Encore une pique contre le platonisme ?
- Désolé, mais oui, il y a toujours un décalage entre des propos qui se ramènent toujours à Platon dès que l'on aborde la philosophie et son objet, quand ce dernier prend forme de topos, ou de façon générale, utilise l'écriture catégorique. L'objet initial vide de la catégorie Ens balaie d'emblée Parménide d'un revers de main – et son rejet de tout discours portant sur le vide – attitude reprise par Platon, dans son désir de se démarquer des Sophistes.
- Tu t'énerves...
- Désolé. J'en étais donc à mon souci de retrouver dans ma représentation de l'Imaginaire du Sujet, la forme d'un topos, quand je suis troublé par une dispute entre Alain Connes – tenant des topos – et René Guitart – tenant des sites ! Il faudra que j'y revienne en détail, bien entendu, mais pour l'heure voici ce que j'en ai compris :
1/ Le topos est un "objet" bien identifiable, autrement dit, vu ex post 𓁜 :
2/ Le site d'un topos, est en quelque sorte une "projection" dudit topos, ou une vue partielle. J'ai d'ailleurs posé la question à René Guitart : "y a-t-il entre site et topos une relation de local à global ?". Sa réponse au débotté était plutôt positive (il faudrait, bien entendu en reparler plus précisément). Ce qui donnerait un posture ex ante du Sujet 𓁝.
Maintenant, et c'est là le noeud de la dispute, cette posture plus archaïque du Sujet, ne demande pas de "tout" percevoir de l'objet, en particulier sa logique, et nous retombons sur la question de la forme.
Je vais l'exprimer autrement : dès que tu es en mode ♢, le passage de 𓁜 à 𓁝 s'exprime par un foncteur, quelque chose du type : 𓁜♢↓𓁝♧, et in fine, au plus près du Réel par un un atterrissage dans Ens [⚤]𓁜♢↓𓁝[⚤]♧. (Note du 26/ 08/ 2023)
- Attends un peu. Le topos classifiant de Ens, en [⚤]♧ c'est bien {{};{*}}; le topos classifiant qui détermine la logique du 1er ordre, non ?
- Bien sûr, mais c'est une façon de voir les choses.
Dès que tu as "compris" un concept, le problème, comme dit Lacan, c'est que cette nouvelle compréhension reconfigure tout ton Imaginaire, et que tu ne peux plus revenir en arrière pour faire "comme si" tu avais encore la naïveté d'avant cet "eurêka".
En l'occurrence, ce saut [⚤]𓁜♢↓𓁝[⚤]♧ conduit immédiatement à faire le lien entre logique intuitionniste et logique du premier ordre :
𓂀♢ | |||
→ | [⚤]𓁜 | 𓂀♧ |
Mais il y a un décalage entre la perception ex ante 𓁝 et une compréhension ex post 𓁜 qui implique un effort de symétrisation.
- Peux-tu expliciter ?
- J'ai noté dans l'intervention de Patrick Gauthier-Lafaye "le topos classifiant est un Universel par rapport à une question spécifique". Et cette universalisation passe par le bouchage des trous caractérisant la perspective locale du Sujet ex ante 𓁝. Un mot est revenu assez souvent durant ce colloque : celui de "contrition", (Note 5) en référence à une volonté de "complétude".
Il est là l'acte par lequel le Sujet s'efforce de combler ses manques, c'est quelque chose que j'avais déjà repéré en physique, dans la formulation de l'équation de Lagrange (Note 2).
- Autrement dit, pour "boucher les trous" on rajoute le symétrique qui "manque" à ce qui se présente au Sujet ? C'est du Derrida pur jus.
- Je pense que l'on pourrait discuter pas mal autour de ce point, mais, en gros c'est ce que nous n'arrêtons pas de faire. Même Descartes, souviens-t-en, qui, pour reconstituer l'horloge à partir des éléments à sa disposition, ne s'interdit pas de les compléter par ce qu'il peut imaginer pour faire fonctionner sa machine...
C'est sans doute pourquoi ce terme de "contrition" a tant résonné en moi :
"CONTRITION nom féminin
Étymologie : XIIe siècle. Emprunté du latin ecclésiastique contritio, « ruine, accablement », de conterere (voir Contrit).
Théologie : Regret amer d’avoir offensé Dieu et ferme propos de ne plus l’offenser à l’avenir.
Acte de contrition, prière où l’on demande à Dieu le pardon." Dictionnaire de l'Académie Française.
Où tu vois encore Platon pointer le bout de son museau, avec cette référence à un Dieu (unique, forcément unique) au nom de quoi, et sous les yeux de qui, les choses ont un sens (et nécessairement un seul). Une condition plus faible étant une recherche de cohérence propre au Sujet, soumis à une "pulsion unaire", certes plus Lacanienne.
- Et donc, en passant par un acte volontaire du Sujet, ce qui te ramène à Badiou (Note 4), dont il a été passablement question en séance, non ?
- Oui, ainsi qu'à la question du choix en mathématique, ou encore à la pensée mythique, comme tu le vois nous sommes au centre d'une problématique sans fond !
- Bref, tu en étais à boucher ce manque. Et donc, René Guitart éviterait l'écueil d'un choix en restant en posture ex ante ?
- Oui, dans la mesure où sa perspective ex ante, avec le vide en arrière-plan (i.e.: 𓁝[⚤][∅]) de l'objet logique n'impose pas de se focaliser sur l'objet final (i.e. : [∃][⚤]𓁜) mais questionne sur la forme (𓁝[⚤][#][∅]).
- Résumé qui n'a de sens qu'en abandonnant la perspective platonicienne d'un objet initial unitaire.
- Merci de le préciser, ce qui m'évite de le faire... Mais de façon plus générale, René Guitart veut ensuite échapper à la logique intuitionnisme en remontant d'un cran, et en posant la question au niveau syntaxique: [⚤]𓁜♡↓𓁝[⚤]♢.
- Donc tu penches pour René Guitart ?
- Je serais bien incapable de faire un tel choix, quand je n'ai qu'une très faible et bien naïve compréhension de leurs travaux. Ceci dit, je crois qu'ils représentent les deux pôles d'une démarche nécessairement duale, qui nous ramène, bien évidemment à Emmy Noether.
Tout "objet" dans la mesure où nous pouvons en discuter ou nous le représenter, n'est que le volume caché d'une surface, qui ne s'offre à notre regard que dans la mesure où elle résiste à nos changements de perspective. En l'occurrence, pour avoir eu l'idée de topos, il faut partir du réel du mathématicien, pour s'en extraire progressivement à force de symétrisations successives. Mais, bien entendu, dans cette ascension, il a bien fallu, et là, j'emprunte l'image à Stéphane Dugowson, "ébarber" les bavures qui restent lorsque l'on démoule un objet brut de fonderie...
- Et le 3 dans tout ça ?
- C'était, dans l'exemple présenté par René Guitart, ce qui permettait de caractériser la logique que je situe en (𓁝[⚤]) 𓂀♢, sans avoir à l'expliciter formellement en ([⚤]𓁜) 𓂀♢. Note 3
- Ça ne nous avance pas beaucoup...
- J'en étais à mon désir de caractériser de la façon la plus élémentaire, la moins connotée, ou culturellement déterminée, ma façon d'identifier nos différents modes Imaginaires.
- Et c'est tout ?
- On peut tenter ceci :
- Et le 5 ?
- Tu me fatigues ! Laisse-moi le temps de digérer tout ceci, et puis j'ai encore ma valise à faire pour demain...
Hari
Note 1 :
Alain Connes répond à Daniel Sibony exprimant le fait que lorsque 2 électrons sont intriqués, ils "forment un" et ce qui est dit d'un électron concerne déjà l'autre.
Je le note ici, parce que j'ai déjà parlé de l'expérience de pensée EPR dans "L'Homme Quantique" en illustrant mon propos à l'aide d'une paire de cartes. Ce à quoi l'on m'avait répondu, classiquement, que mes cartes n'avaient aucun caractère quantique, puisqu'elles sont macroscopiques, et donc toujours identifiables (mesurables).
Ce qui est faux : tant que je ne les retourne pas, elles forment, pour moi, "une paire"... Je développerais à l'occasion. Je note également qu'à cette occasion, Alain Connes évoque tout naturellement les travaux d'Alain Aspect (lors du colloque, j'ai tendu la perche à Anatole Khélif lors de son intervention, mais il ne l'a pas vue...)
Le temps de la narration est un sujet que nous avons déjà abordé par ailleurs :
Note 2 :
Voir l'article Newton Lagrange Legendre Hamilton Poisson et les autres
"- Prends le développement suivant, sur lequel nous reviendrons en détail
L'équation (1.22) vient de la règle suivante concernant la dérivation : (u.v)'=u'.v+u.v'. C'est véritablement une règle syntaxique, qui a une justification, bien entendu, mais ici, la règle est utilisée "automatiquement", et la réécriture de l'accélération sous forme de dérivée de la vitesse, avec la mise en facteur du terme d/dt(...) te fait passer d'une expression de type u'.v à une autre de type (u.v)', et donc à l'introduction d'un terme excédentaire u.v', que tu compenses en écrivant, finalement, quelque chose comme : u'v= (u.v)'-u.v'. Tout ceci sent l'artifice."
J'ai la flemme de relire mes notes, mais nous y reviendrons à l'occasion.
Voir mon article de blog sur Badiou :
Lors du dernier colloque, Ivan Segré avait présenté un travail, que l'on peut retrouver sur le site de Stéphane Dugowson : L'événement-Grothendieck dans la philosophie d'Alain Badiou (22 mai 2022). J'y reviendrais sans doute car ses positions appellent nombre de commentaires, tu t'en doute !
En relisant mes notes, je ne trouve qu'une occurrence du terme "contrition" et une autre du terme "complétion" dans la présentation de René Guitart". Ce qui me fait douter d'avoir bien entendu "contrition".
J'ai peut-être rêvé l'avoir entendu, et mal orthographié le mot "complétion", mais ce lapsus rend mon commentaire autour du terme "contrition" encore plus intéressant : l'expression se serait imposée à moi... J'attends les commentaires des autres auditeurs pour faire le tri entre ce qui fût dit effectivement, et ce qui relève de ma propre... analyse ! 😏
Note 6 du 08/ 02/ 2023
J'avais complètement oublié un article sur l'hypostase et la Sainte Trinité, durant ma lecture du livre d'Alain de Libéra sur la querelle des universaux : voir "De l'hypostase".
Cet article est encore lu, et je suis un peu ennuyé, car mon écriture me semble fautive.
Autrement dit,
Il faut donc reprendre ainsi mon schéma :
𓁝[⚤]𓁜 | 𓂀♢ |
↓ | |
[⚤]𓁜 | 𓂀♧ |
Cette mise au point permet de remettre en jeu la question du choix, fondamentale en mathématiques.
Quand à la dispute topos/ site, je pense que nous y reviendrons très vite : je suis dans la rédaction d'un billet à propos de l'article "La folle journée" de Pierre Cartier.