Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...
2 Septembre 2019
- Pourquoi ce titre provocateur, t'es-tu réveillé du pied gauche ce matin ?
- Non pas, au contraire, mais tandis que mon esprit était en roue libre au cours du lent processus de mon éveil, les images récemment vues dans une excellente série de vidéos (note 1) sur l'opérateur nabla ∇ et nos chers grad f=∇f , div.v= ∇.v et rot u=∇ ∧ ∇.u (désolé pour les flèches: html est limité) de ma jeunesse flottaient dans ma tête, avec sur le devant de la scène, ce gradient transformant l'équation Newtonienne de l'attraction universelle: F=m.m'/r2 en ce fort sympathique F=- ∇Ep me narguant par sa simplicité.
D'un côté tu as Newton, qui rame avec sa règle et son compas pour nous montrer pas un raisonnement géométrique (inventant au passage le calcul différentiel), que la loi des aires de Képler découle du calcul de la surface d'un triangle (note 2), et d'autre part, cette idée merveilleuse d'un corps baignant dans un champ d'énergie potentielle constitué par son environnement.
- C'est naturel: au fil du temps les idées se décantent.
- Veux-tu le fond de ma pensée? Ce gradient familier me remettait en mémoire ce qui reste encore pour moi un mystère: comment passe-t-on du calcul d'une aire (r2 a la dimension d'une aire, et Newton raisonne sur la conservation de l'aire d'un triangle) à celui d'une dérivée ?
- Tu mélanges les choux et les carottes !
- Oui, absolument : je mélange tout, les questions sémantiques et syntaxiques, la physique et les maths !
- Je ne te suis plus?
- J'ai en tête une idée confuse que nous allons ensemble essayer de mettre à plat. À mon sens, le mathématicien décante progressivement un langage qu'il débarrasse petit à petit de ses incohérences. Sa matière première vient des besoins exprimé par les marchands, comptables architectes ou géomètres qui sont le bras séculier du royaume. Mais son art est une réflexion a posteriori sur un langage, qui confine à la philosophie : "que nul n'entre ici s'il n'est géomètre".
Le physicien est plus directement au contact d'un Réel qu'il affronte à l'aide d'une culture déjà acquise. C'est même dans ce but que de toute éternité l'Homme, comme tout animal social supérieur, éduque ses enfants.
- Veux-tu dire que la science physique est plus primitive que les mathématiques ?
- Je parlerais plutôt d'une différence d'attitude. Représente-toi le Sujet coincé dans son Imaginaire entre Réel et Symbolique R<Im<S, c'est une situation absolument universelle, que tu peux même retrouver chez les mammifères supérieurs. Un chimpanzé interagit avec son environnement en fonction de son rang social, par exemple. Schéma que l'on retrouve au plus intime de notre constitution neurologique : nous ne "prenons conscience" d'un objet que dans la mesure où nous le "reconnaissons", lorsque le percept immédiat, celui que nous renvoie nos sens, rencontre au niveau de l'amygdale dans le cerveau, un concept enfoui quelque part dans le cortex.
- En cela ton mathématicien ne diffère pas du physicien.
- Sauf qu'il vient après, et réinterprète une pratique qui lui tombe dessus. Il y a toujours un jeu entre les deux. Considère un Sujet qui serait tour à tour physicien (en Iφ ) puis mathématicien (en Iμ ), comme Newton par exemple. Au début de sa réflexion sur les lois de Kepler, il a besoin d'utiliser de "petits mouvements" dans une vision locale du déplacement de la Terre autour du Soleil, pour comprendre la loi des aires, qui est une formulation globale du problème.
Toute sa "mètis", toute sa ruse a été de définir ce passage d'une vision à l'autre et il a du développer une sémantique pour le faire, s'y référer, puis la manipuler pour en parler.
Dans l'affaire, le mathématicien vient ensuite et cette situation initiale est donc R<Iμ<Iφ<S.
Puis, le mathématicien s'empare de ces outils bricolés pour leur donner cohérence, en développant une syntaxe, dont le physicien s'empare en retour pour explorer ce qu'elle permet, et ne s'offrait pas immédiatement à sa vue. Ce qui nous donne le mouvement suivant :R<Iμ<Iφ<S=>R<Iφ<Iμ<S=>R<Iμ<Iφ<S...
- Tu nous décris ce qu'à l'armée on appelle "marcher en perroquet", mais nous sommes bien loin de notre sujet !
- Oui et non. Tu remarqueras que dans ce schéma, il y en a toujours un pour tirer l'autre, cependant, malgré les apparences, il subsiste une dissymétrie fondamentale entre les deux; car en dernier ressort, le physicien reste toujours occupé à interpréter le Réel, quand le mathématicien s'intéresse à la cohérence de nos représentations.
Pour grossir le trait, je dirais que le physicien est "orienté objet final", quand le mathématicien est "orienté objet initial", et cette différence les questionne tout au long de leur évolution symbiotique.
- Tout ceci est bien verbeux, dis-nous carrément ce que tu as en tête.
- Je pense que fondamentalement, le physicien s'appuie sur une philosophie ou une idéologie pour développer ses outils d'observation, trouvant un écho tardif chez le mathématicien.
- Vite un exemple ou je meurs !
- Le principe de moindre action de Maupertuis, inchangé depuis 1744 :
"... Voici ce principe, si sage, si digne de l'Être suprême: lorsqu'il arrive quelque changement dans la Nature, la quantité d'action employée par ce changement est toujours la plus petite possible".
Principe similaire à celui de Fermat énoncé un siècle plus tôt pour expliquer les lois de l'optique, d'où Leibniz tirera l'idée de "cause finale".
- Mais ce sont des hypothèses de travail, soumises aux tests et remises en cause en cas d'échec.
- Ce n'est pas sur ce terrain que je veux te mener. Je me contente ici de dire que le physicien commence sa quête à un niveau Imaginaire nécessairement plus élevé que le mathématicien. À l'origine, le physicien teste une interprétation de "l'ordre naturel des choses", philosophique, voire religieuse, quand le mathématicien teste la cohérence du langage du physicien.
L'hypothèse que je fais, c'est que fondamentalement, le mathématicien a une démarche bottom/up (ou de premier ordre selon Spinoza), quand le physicien adopte, par nécessité, une démarche top/down (ou de second ordre). La seule idée d'ordre supérieur que tous deux partagent, est la croyance en la cohérence des choses comme du langage.
- Admettons, quoiqu'il y ait beaucoup à dire sur cette approche. Socrate, par exemple, pense que l'on n'invente pas les mathématiques, mais qu'on les redécouvre... (note 3)
- Laissons la discussion ouverte, pour en venir au point qui m'intéresse ici: à mon sens, le physicien développe son imaginaire en investissement en premier I#, pour ensuite utiliser les outils à sa disposition, en I01 et IR; quand le mathématicien part de la logique, en I01, pour remonter par paliers en IR puis en I#.
Si j'évoque tout ceci, c'est parce que je n'arrive pas à caractériser ce niveau I# autrement que par des considérations de physicien.
La différence s'observe dans le développement de l'enfant (note 4), je n'y reviens pas; elle se remarque aussi en mathématiques, à partir d'Évariste Galois qui introduit une façon révolutionnaire d'avancer en mathématique. Mais j'ai l'impression que les mathématiciens, avec Grothendieck, en restent à IR (note 5), et que la "mesure" en I# est encore une affaire de physicien.
- Ça demanderait à être développé.
- Nous l'avons fait au fil de ce blog, à partir de nos réflexions concernant le concept de "tribu" (note 6).
- Et tout ceci te mène à quoi ?
- À ma difficulté à caractériser mathématiquement le saut IR/I#. En comparaison les précédents me semblaient faciles à identifier (note 6).
- Tu te réfères pourtant très souvent à Emmey Noether pour marquer ce niveau.
- Certes, mais sa renommée tient à son influence en physique, Einstein l'a bien vu qui en parlait comme d'un génie.
Son triptyque "conservation/ symétrie/ indétermination", auquel je me réfère sans cesse, est fondamental en physique, et marque le niveau I# où il s'exprime, mais il ne marque pas une rupture en mathématique du même ordre, par exemple, que l'axiome de choix en I1, ou la dualité d'approche local/ global en I01 (le stade du miroir) ou encore l'hypothèse du continu en IR.
Le principe de moindre action avait déjà son expression mathématiques en 1802 dans les équations de Lagrange, et la théorie des catégories, exprimable en IR, permet d'y ramener les équations de la mécanique quantique énoncées un siècle plus tard. Techniquement, bien sûr, beaucoup de choses ont changé, mais rien au plan philosophique n'a évolué et Lavoisier, aujourd'hui comme hier aurait pu dire:
"Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme".
- So what ?
- Je me demande, tout simplement si le langage mathématique ne se réduirait pas aux quatre niveaux I1<I01<IR<I0, quand la physique introduirait un niveau, disons philosophique ou idéologique en I# "chapeautant" le tout I1<I01<IR<I#<I0 (avec les réserves qui vont bien concernant le niveau I0, bien entendu: note 7) ?
- C'est un peu délicat, car il est soutenable de dire que les "mathématiques utiles" à la physique ne sont d'une faible part de la construction mathématique dans son ensemble.
- Il y a un paradoxe apparent. Mais la question est de savoir si les mathématiques "débordent" la physique par l'utilisation de concepts d'un niveau Imaginaire supérieur à ceux de la physique, ou simplement par un phénomène de répétition ?
Lorsque je passe des nombres réels aux nombres complexes, je suis dans la répétition: en fait je passe de R à R2, tandis que pour passer des nombres rationnels Q à R, il y a une rupture franche: soit je n'ai pas l'idée du continu et je reste en I01, soit je l'utilise et je passe en IR. Le passage d'un niveau Imaginaire à un autre est comme un "saut quantique".
Une autre hypothèse serait que le sens de l'évolution, dans l'ordre des conceptions de chacun, sont en miroir l'une de l'autre, à savoir :
- Eh que devient cette avancée en perroquet dont tu parlais ?
- Tout processus évolue, et nous sommes peut-être arrivés à une étape particulière de celui-ci, avec la physique en tête cette fois-ci ?
D'ailleurs, je me demande si le nombre restreint de niveaux Imaginaires auquel nous arrivons n'est pas le résultat de cette évolution culturelle à partir d'un Imaginaire primitif bien plus riche ?
Tout ceci pour conclure qu'au stade où j'en suis, je crois que le topos de Grothendieck, qui est sans doute l'objet mathématique le plus évolué, doit se concevoir en IR et que les principes physiques (moindre action, Noether) utilisent en I# les outils qui sont déjà à leur disposition en IR.
- Tu n'auras pas dit grand-chose aujourd'hui...
- J'étais parti pour discuter d'un rapprochement que j'ai toujours en tête entre dérivation et mesure d'aire, et c'est parti en vrille. Désolé, je voulais partir à hue et ma plume m'a tiré à dia...
Hari
Note 1 Voir
Je ne saurais trop recommander ces vidéos qui permettent de se remémorer des choses si profondément enfouies dans la mémoire des anciens comme moi !
C'est une de mes marottes, j'y reviens souvent ici sur ce blog. Voir en particulier :
Note 3 Voir
Note 4 Pour les détails voir:
Je ne reviens pas sur la série d'articles qu'il m'en a coûté pour tenter de comprendre sa démarche.
En résumé: il approche "localement" en I'm un "objet" à un niveau Ik+1, à partir d'un autre, plus simple en Ik, avec I'm<Ik<Ik+1, ce que j'ai appelé "rationalité topologique", quand la pensée "rationnelle logique" traditionnelle, globale en Im consiste à juger un "objet" en Ik à partir de critères de niveau Ik+1, avec Ik<Ik+1<Im.
La rencontre entre les deux approches est initiée par Évariste Galois en I01 pour aboutir en IR, où, avec l'hypothèse du continu, Grothendieck peut définir un topos comme le "lit commun du discret et du continu".
Voir dernièrement
En ce qui concerne la notion de "tribu" et sa dégénérescence en passant de I# à I1:
Note 7 Voir :
J'y explique, entre autre, que le niveau le plus élevé auquel Im puisse se hisser en I0.