Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...
23 Juin 2022
- "Oublie que tu n'as aucune chance, vas-y fonce, on ne sait jamais, sur un malentendu ça peut marcher."
- Pas très gentil.
- Au contraire ! T'ai-je dit mon sentiment d'un instant de grâce lors de ce colloque sur l'impossible rencontre de Grothendieck et Lacan ? La beauté du moment tenait à sa fragilité, et son importance à mes yeux, de voir enfin se nouer, là devant moi, un dialogue dont je rêvais depuis mon adolescence et auquel je travaille quotidiennement depuis une bonne dizaine d'années !
- Mais tu n'étais que spectateur...
- Pas grave : le champ de ma recherche prenait enfin consistance en dehors de moi, avec l'espoir qu'un espace public se dégage où je pourrais enfin apporter mon grain de sel ! Ma légèreté de ton s'accorde donc parfaitement à la gravité de l'instant... Après tout, nous sommes en France, non?
- Ce n'était pas non plus le Banquet... Mais si tu en revenais au texte ? Qu'est-ce qui a rendu possible cette rencontre entre maths et psy ?
- La prise de conscience chez Alain Connes d'une pensée se développant sur deux modes; ce que savent les psys depuis Freud.
- Un sacré retard à l'allumage !
- Non, non, tu ne comprends pas l'importance de l'évènement. Considère par exemple l'évolution personnelle d'Alain Connes, telle qu'elle transparaît dans ce texte. Nous venons de voir dans l'article précédent #1, qu'il est implicitement néoplatonicien, et explicitement Bourbakiste (i.e.: il est reste à la théorie des Ensembles, malgré "un petit +"). Cependant, ses travaux mathématiques le portent à considérer la présence d'un certain deus Ex Machina derrière ce que nous pouvons voir concrètement sur la scène, c'est-à-dire le spectacle du Monde.
- Deus Ex Machina qui n'est pas unique, puisqu'il dépend d'un topos...
- Peut importe : cette identification d'un principe causal quelconque, implique la reconnaissance d'un processus transcendant, ou de deuxième espèce pour rester spinoziste (i;e.: S↓), chez un mathématicien qui cherche avant tout à raisonner de façon "constructiviste" (c.-à-d. sans recours à un quelconque raisonnement par l'absurde), dans une démarche résolument immanente S↑.
- La discussion n'est pas nouvelle : c'était déjà l'échange entre Einstein et Bohr : "Dieu ne joue pas aux dés - qui êtes-vous pour dire à Dieu ce qu'il doit faire?".
- Nous sommes dans un processus très lent, mais inexorable, et là, le questionnement monte d'un cran si je puis dire en passant de la physique au langage de la physique, c'est-à-dire les mathématiques. La dernière étape étant le passage du discours (...) à l'auteur du discours (...)𓂀. Alors, et alors seulement, l'Occident aura rejoint l'Orient.
- Qu'entends-tu par là ?
- Reviens à notre mise au point (voir "Retour à Platon et Aristote") :
"Et donc, Platon définit une "voie", vers un objectif à atteindre, le beau, le bon, le vrai, bref, l'Unique :
«La définition platonicienne de la philosophie est donc très simple : elle est un cheminement vers le vrai, selon un itinéraire initiatique, depuis un point de départ qui n’en est pas un, car il est en réalité un point d’arrivée. Le prisonnier, en effet, n’est pas un sauvage ou un aveugle-né, mais un être asservi. Autrement, comment le petit esclave du Ménon, conduit par Socrate, finirait-il par découvrir comment doubler la surface d’un carré ? C’est parce qu’il désapprend ses préjugés sur la géométrie qu’il retrouve la bonne méthode. Toute connaissance est en réalité re- connaissance.»
- En parlant de "voie", tu le fais exprès ?
- Eh bien oui : je note que du temps où Bouddha définit une voie vers l'éveil qu'il enseigne dans la Sangha, tandis que Lao Tseu définit l'enseignement de la voie ou "Tao", Platon ouvre l'Académie dans le même but.
- Tu fais un parallèle ?
- Esthétiquement parlant, c'est très tentant ! Chercher les ressemblances, permettrait de resserrer les différences autour de ce choix initial de Parménide dont nous parlions tantôt."
Si les buts sont semblables en Orient et en Occident, la différence tient à la forclusion de l'idée du vide en Occident depuis Parménide (i.e.: "ce qui n'est pas n'est pas"), et un principe unitaire introduit par Platon. Mais, avec la théorie des Catégories, nous sommes de facto dans une pensée qui ne peut plus tenir dans le carcan platonicien : le principe unitaire qu'il met en Avant (𓁝[1]☯) 𓂀♧ ne tient plus car l'objet initial de Ens est le vide ∅, autrement dit (𓁝[∅]☯) 𓂀♧.
Techniquement, les physiciens ont déjà franchi le pas, depuis que l'interprétation de l'école de Copenhague s'est imposée en physique, et encore plus après les expériences de choix retardé d'Alain Aspect. Les mathématiciens aussi, depuis Gödel, puis Mc Lane, si l'on y regarde bien, et l'idée de Hilbert, selon qui "priver le mathématicien du principe du tiers exclu, c'est comme priver un boxeur de ses gants", est passée aux oubliettes depuis belle lurette.
Mais la prise de conscience philosophique, le dernier pas reste à franchir... La présentation d'Alain Connes dans ce premier chapitre en est un bel exemple et il fait quasiment sa mue sous nous yeux ! Si un mathématicien de ce calibre y arrive, après d'autres comme Laurent Lafforgue toujours marginalisé pour l'heure, les autres suivront tôt ou tard. C'est comme un chat s'introduisant dans une chatière, lorsque la tête passe, le reste suit...
Maintenant, et là, je le vois dans ma boule de cristal, l'Occident rejoint l'Orient, certes, mais avec armes et bagages, façon bulldozer dans un magasin de porcelaine... Mais ceci est une autre histoire.
- Oui, revenons au texte.
- Oh, il est si court ce texte, à peine deux pages (67-68) que j'hésite à le retranscrire ici sans l'autorisation préalable des auteurs. Écoute : je me lance et tâcherai de leur faire parvenir le lien de cet article pour obtenir leur accord formel. En cas de refus, je couperai dedans, bien entendu, mais ce serait dommage.
"C'est à ce moment de notre conversation que nous est apparue comme une évidence l'analogie suivante : cette subtile façon d'analyser un espace en le rejetant dans les coulisses d'une scène sur laquelle l'ordinaire advient, mais dépend secrètement d'un aléa incontrôlable, ressemble de manière frappante à la situation du psychanalyste exerçant son métier ; cette attention au prétendu détail, à l'accident, à la surprise due à l'équivoque née d'un mot pourtant exprimé dans la continuité du sens conscient que veut faire entendre le patient, etc.
Nous en sommes alors arrivés à conjecturer l'existence, pour chaque individu, d'un topos qui joue le rôle de deus ex machina gouvernant secrètement, dans les coulisses, les subtiles nuances qui font de chacun de nous un être unique.
De là à l'appeler "l'inconscient" cela ne pourra se justifier qu'en testant pas à pas l'adéquation entre
Nous en verrons plus loin deux exemples avec
Et ce qui est acquis maintenant, c'est qu'en traitant l'inconscient dans la logique ordinaire, nous avons affaire avec l'inconscient du domaine de la psychothérapie, conçu comme devant pouvoir "libérer par la parole" en retrouvant le sens caché des symptômes. Tandis que penser l'inconscient à partir d'un topos en utilisant la métaphore des coulisses tel qu'introduite dans la conférence "un topo sur les topos"1 nous oblige à aller bien au-delà de cette idée commune et donne à cet inconscient une autre dimension.
1 "Un topo sur les topos", séminaire Lectures Grothendickiennes, École Normale Supérieure, le 17 novembre 2017." p. 67- 68
J'ai aéré le texte, qui est originellement un bloc d'un seul paragraphe, afin d'en discuter plus aisément.
D'emblée, le fait massif, c'est la prise en compte en maths comme en psy d'une pensée sur deux modes, la scène et les coulisses, pour reprendre la métaphore d'Alain Connes. C'est cette rencontre qui soulève mon enthousiasme. Nous en sommes donc à ceci (voir #1):
[∃]𓁝⇅𓁜[⚤]𓁝⇅𓁜[#]𓁝⊥𓁜[♲]𓁝⇆𓁜[∅] | coulisses | 𓂀♢ | ||
cours (☯ | [∃]𓁝⇅𓁜[⚤]𓁝⇅𓁜[#]𓁝⊥𓁜[♲]𓁝⇆𓁜[∅] | ☯) jardin | scène | 𓂀♧ |
bâbord | spectateur/ lecteur | tribord |
Maintenant les bémols...
- Je me disais aussi !
- Désolé, mais il ne peut en être qu'ainsi, puisque les auteurs sont en pleine mue.
1/ Pour l'avoir entendu en plusieurs occasions, je relève tout d'abord l'insistance du terme "subtilité" chez Alain Connes, qui ne semble faire sens au sens psychanalytique du terme, exactement ce dont il est question dans le texte.
- Peux-tu préciser ?
- Alain Connes part d'un espace ordinaire, "commutatif" auquel il adjoint un petit quelque chose de "non commutatif", qui, comme par miracle, éclaire d'un jour nouveau toute la physique actuelle. Et pour lui, ce "petit quelque chose" est une subtilité, un surplus à la théorie des Ensembles classique que l'on retrouve dans l'Évangile selon Bourbaki, bref un "paramètre". Cela rejoint l'idée d'une "variable cachée" postulée par Einstein pour expliquer certains phénomènes observés en mécanique quantique; voire "La lettre cachée" de Lacan...
En cela, on peut lui reprocher de ne pas suivre Grothendieck, qu'il tient pourtant en haute estime : il casse la noix à coups de marteau au lieu de la ramollir dans de l'eau acidulée pour qu'elle s'ouvre d'elle-même et offre ces cerneaux. Il y a un peu derrière cette crispation quelque chose tenant au besoin de préserver une attitude mâle 𓁜, rappelant par ailleurs une certaine rigidité de Freud... (note 1) Bref, jouer du marteau-piqueur 𓁜 est socialement plus valorisé de que de laisser flotter les rubans en barbotant 𓁝 dans son bain...
- Tu insistes beaucoup, mais est-ce si important ?
- En regardant le sommaire qui nous donne une indication de ce qui va suivre j'ai quelques inquiétudes :
Je doute que nos compères puissent arriver à quelque chose de satisfaisant concernant le temps ou le mythe, lorsque je vois Alain Connes partir de ce pied ! Nous avons déjà vu dans le dernier article #1 deux de ses a priori qui nous mettent déjà en alerte :
2/ L'inconscient comme topos. On sent bien "qu'il y a quelque chose dans l'air", une idée qui cherche son chemin pour éclore, mais là encore, l'idée est mal située : elle se retrouve déjà chez l'infant dont parle Piera Aulagnier, avant toute parole, toute pensée consciente, même. Une différence que l'on peut exprimer ainsi (☯𓁝/𓁜☯) 𓂀♧, ou plus sobrement 𓁝/𓁜. Le topos primaire étant la prise en compte de cette dualité discret-𓁜/𓁝-continu en (☯[[♲]𓁝⇆𓁜[∅]☯) 𓂀♧. (Note 3)
Le placer en mode ♢, oui, bien sûr mais ce faisant, on loupe sa genèse (et une discussion sur la différence entre topos selon Lawvere ou Grothendieck)..
3/ "un topos qui joue le rôle de deus ex machina". Pour décortiquer ce qui se passe entre la scène ♧ et les coulisses ♢, il faut bien comprendre que le choix du topos est le fait de 𓂀♢, aux yeux d'un spectateur en posture ex ante 𓁝♧. Je te renvoie à "Covariance et contravariance #2 - Les 4 discours de Lacan", pour l'aspect psy, et à Bourdieu également, car il n'est pas idiot de rapprocher les effets sociaux de ce deus Ex machina de son "habitus" (voir "Bourdieu #3 - La distinction").
La "Lettre cachée" de Lacan n'est pas perceptible en mode ♧.
4/ "Aléa incontrôlable". Le concept est totalement ambigu : incontrôlable par qui ? Par 𓂀 ou par 𓁝𓁜, et dans quelle mode ? Sur la scène ou dans les coulisses ?
Je peux très bien dire, sans qu'il y ai de contradiction :
Alain Connes s'en tient à un "paramétrage" du spectacle, mais c'est totalement insuffisant. Quelle que soit la posture, quelle que soit la maîtrise du metteur en scène, qu'il regarde la performance 𓂀♧, qu'il en conçoive la mise en scène en 𓂀♢, qu'il en maîtrise le scénario, voire la syntaxe en 𓂀♡, il restera toujours une ouverture sur son propre Symbolique, qui l'aura fait devenir mathématicien plutôt que charpentier (𓁝[∅]☯)𓂀, indépendamment du mode considéré... Bref, un aléa fondamental, non structurable...
5/ "Et ce qui est acquis maintenant, c'est qu'en traitant l'inconscient dans la logique ordinaire, nous avons affaire avec l'inconscient du domaine de la psychothérapie, conçu comme devant pouvoir "libérer par la parole" en retrouvant le sens caché des symptômes."
Là j'avoue que je ne comprends pas trop de quoi il s'agit, faute d'une définition de la logique en question. J'ai l'impression que le texte est écrit à 4 mains, avec une partition en clef de sol, l'autre en clef de fa... Je pense que la suite du texte nous éclairera sur les intentions des auteurs...
6/ "Un topo sur les topos" en 2017 à l'ENS. J'y étais ! Très impressionné par cette assemblée, et c'est lors de ce séminaire que j'ai rencontré Anatole Khelif pour la première fois.
- Bon, je crois que tu as fait le tour, non ?
- Oui, et je suis impatient de lire la suite. Je me rends bien compte que mes commentaires peuvent sembler agressifs, et je m'en excuse, mais c'est du à l'attente de cette rencontre tant espérée entre psychanalyse et mathématiques, c'est comme dans Carmen :
"Si je t'aime prend garde à toi"
- Amen.
Hari
La suite ici #3
Note 1 :
Désolé pour la digression, mais ça m'a échappé : une réminiscence de son refus d'une analyse proposée par Ferenczi, ses ruptures successives avec tous ces compagnons de route : Fliess, Ferenczi, Rank, Jung, sa posture au sein de la Société de Psychanalyse etc. Voir les articles du blog autour du livre "Impardonnable Ferenczi" d'Yves Lugrin. C'était au retour de Cerisy l'année dernière :
Quant à l'attitude mâle dans le discours, je te renvoie aux 4 discours de Lacan :
Note 2 :
Je suis encore dessus, mais l'idée qui se dégage me semble être qu'en mode ♢ la différence avant/ après est remplacée par la différence "opérateur à gauche/ opérateur à droite", ce qui conduit à une différence d'ordre spatial et non temporel (par exemple dans la façon de segmenter un ensemble en sous-ensembles). La symétrie gauche/droit en ♢ conduisant à une dissymétrie absolue entre avant/après en ♧ (Emmy Noether etc.)
Note 3 :
Là, j'ai vraiment l'impression de radoter, mais bon, pour les nouveaux, voir en particulier :
Quant à Piera Aulagnier voir :