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Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...

L'Homme quantique

Abstract non-sens

- En entendant Stéphane Dugowson, dans son interview d'Alain Connes (1), utiliser cette formule employée par certains mathématiciens pour qualifier la théorie des catégories, j'ai envie de te retourner la question: ta théorie n'est-elle pas un superbe "abstract non-sens" ?

- Écoute donc la réponse que lui fait Alain Connes! Je pourrais reprendre ses termes pour te répondre.

- Sauf que tu n'es pas mathématicien. Si le coeur de la recherche mathématique est la théorie des nombres, quel est ton Saint Graal ?

- Effectivement: je ne m'aventure dans ce langage que pour tester la validité de mes concepts. C'est un champ d'expérience idéal pour y voir à l'oeuvre l'esprit humain livré à lui-même.

- Mais qui cela va-t-il intéresser ? À qui t'adresses-tu finalement?

- À moi en premier.

Crois-tu que Descartes, retiré dans son lit au fond de son poêle s'intéressait à la postérité de ses réflexions, qu'il pensait à sa prochaine publication pour survivre? Penses-tu que Blaise Pascal en écrivant son Mémorial durant sa nuit de feu s'intéressait à autre chose qu'à lui-même? Que dire de Hamilton illuminé par l'idée du quaternion en traversant un pont, de Euler inventant la topologie en se promenant dans Königsberg, ou de cette nuit à Heligoland durant laquelle l'idée d'utiliser le calcul matriciel en mécanique quantique s'imposa à Heisenberg?

Rien de changé depuis l'époque d'Archimède : toute nouvelle idée est un jaillissement, que j'ai caractérisé depuis longtemps à l'aide de la forme canonique de Lévi-Strauss (2).

Je vais te dire plus: découvrir, c'est comme une drogue. Plus tu avances, et plus ton esprit s'assouplit, assimile de nouvelles idées, change de point de vue et s'élève de se voir agissant. On devient dépendant, comme un sportif et pour les mêmes raisons: dans l'espoir de la prochaine décharge d'endorphine.

Mais, et c'est le paradoxe, il y a dans ces expériences très personnelles, la certitude de toucher à quelque chose d'universel. Tu es le court-circuit entre le Réel et le Symbolique. En t'effaçant du ton Imaginaire, tu n'es plus : tu deviens.

J'ai donc l'impression de travailler une matière universelle, en bref d'avoir mis le doigt sur un nouveau paradigme au sein duquel pourraient prendre racine de multiples approches.

- À condition que ces idées soient reprises. La différence entre un paradigme et une idée creuse tient à son acceptation ou non dans une certaine communauté. Autrement dit, il faudrait que tes idées offrent une certaine efficacité, au regard de ceux à qui tu demandes de les accepter. Nous en revenons à notre "abstract non-sens".

- J'en ai bien conscience, aussi vais-je te donner un exemple précis dans le domaine des mathématiques qui nous occupe actuellement.

Ma thèse est qu'au-delà d'un certain niveau d'abstraction (et il semble que le concept de topos soit précisément celui-là), il est nécessaire d'introduire la notion de Sujet, pour comprendre la démarche mathématique. Et paradoxalement, cette nécessité s'impose d'autant plus que nos expériences nous rapprochent du Réel.

- Tu nous noies dans les généralités, as-tu une accroche un peu plus précise ?

- Lorsque j'entends Alain Connes nous dire que la variabilité est de nature quantique ou que l'aléa quantique fonde le temps, je ne peux m'empêcher d'y voir une conséquence immédiate de notre façon de distinguer entre synchronie et diachronie, qui nous ramène un siècle en arrière à Saussure !

Comprends-tu ce que je veux dire? Un siècle de développement mathématique ne nous a pas fait avancer d'un cheveu depuis ce constat linguistique; c'est-à-dire, pour reprendre Freud, que nous sommes dans l'automatisme de répétition !

Contrairement à ce que pensent beaucoup, le progrès en mathématique n'est pas une évolution, mais procède par décantation. Grothendieck, auquel se réfère Alain Connes, en parle très bien dans "Récolte et semailles". Il ne s'agit pas de prendre un marteau et de casser des noix pour atteindre au coeur des concepts, mais de les baigner dans un milieu approprié pour que la coque se dissolve d'elle-même.

- Soit, je comprends cette approche, qui nous ramène à Foucault et son "archéologie", mais tu restes toujours dans des abstractions. Peux-tu juste nous donner un exemple ?

- Oui, un qui je l'espère te convaincra: la différence entre une approche "locale" et une approche "globale" pose un problème quant au statut de l'infini, (Note 1) et se traduit en mathématiques par une quantité de travail phénoménale et un foisonnement de concepts proprement indigeste.

Nous nous intéressons ici à l'évolution qui s'opère chez le Sujet lorsqu'il passe de I01 à IR (3).

Partons de la position IR <I1 <I01 <Im qui définit une rationalité logique et un point de vue global.

Une évolution de I1 à I01, est un mouvement, représentable par le morphisme (*)→{*} qui porte (*) de I1 à {*} en I01, il permet, par itération du geste, de construire l'ensemble N des entiers naturels à partir du singleton (le plus simple objet final qui soit), et Z par symétrie en I01. Le point important, c'est qu'il est toujours possible d'ajouter une nouvelle itération, et que le concept N est par essence indéfini : ∀n∈N, alors n<n+1 et n+1 ∈N.

J'attire ton attention sur ce concept de "successeur", représenté par "<", concept non commutatif, qui oblige à construire N pas à pas, comme si le Sujet, en voulant décrire un paysage (i.e.: N) par une série de cartes (i.e.: 1, 2, 3,...,n,...), se limitait au récit de son cheminement d'une carte à l'autre, comme un film se déroulant image après image.

- Mais tu sais très bien qu'il y a une autre approche, en référence à l'objet initial, vide représenté par { } ou ∅ en I0.

- Ah! C'est le noeud du problème !

Nous avons déjà vu que la position ultime du Sujet compatible avec un discours rationnel n'est autre que le niveau I0, puisqu'à partir de là il peut tenir n'importe quel discours Imaginable en le rapportant à lui en dernier ressort: I0=Im <S (4).

Dès que le Sujet descend de ce pédestre pour s'intéresser à un objet un tant soit peu plus concret que le Nirvana (i.e.: I01 <Im <I0), soit pour parler de mathématiques en IR ou de physique en I#, le Sujet est en position ex ante par rapport à I0ce qui n'est pas une position rationnelle.

- Tu vas encore nous parler du stade du miroir !

- Oui, car la question est d'ordre philosophique: comment puis-je parler d'un objet qui se dérobe à mon regard? Comment puis-je parler de moi quand je rapporte tout discours à ma personne? Dans les deux cas le Sujet cherche à définir quelque chose qui échappe à son Imaginaire, et les situations sont semblables, ce qui est évident dès que tu poses I0=Im !

Or, si tout enfant de 2 ans apporte à cette question une réponse universelle en reconnaissant son propre reflet dans un miroir comme  un objet, il a fallu quelques millénaires au mathématicien pour objectiver le vide. Quand je te parle d'un processus de "décantation"...

Et de cet objet, le bébé va tout de suite faire usage pour se définir dans ses rapports à sa mère en premier, et au monde entier par la suite: "bébé a faim, bébé a soif, bébé est triste, bébé a bobo etc...". Autant de cartes qui délimitent un territoire indicible: le Sujet.

Le Sujet n'est plus dans un récit de voyage, mais dans la constitution d'une cartographie. Ce n'est plus "1, 2, 3, soleil", dans la répétition du même, qui est associée à la multiplication d'un geste élémentaire, mais une collection de cartes qu'il convient de recoller correctement pour cerner le Sujet, ou l'objet. Ceci se traduit par l'usage de l'addition.

- Je vois bien où tu nous mènes: à la définition de N comme un ensemble de cribles enveloppants l'objet initial :

  • 0 = { }
  • 1 = {{ }}
  • 2 =  {{{ }}}
  • etc.

Mais dans ton "etc." tu retrouves la limite infinie que tu avais déjà dans ta première construction ! Qu'as-tu gagné dans l'affaire ?

- Eh non justement ! La situation est radicalement différente parce que strictement limité à l'Imaginaire du Sujet. Nous en avons déjà abondamment parlé (5), et je voudrais éviter d'y revenir pour me centrer sur notre propos.

En partant du Réel, je pouvais toujours espérer m'échapper de mon Imaginaire, en multipliant les contacts au Réel, c'est le principe même de l'automatisme de répétition cher à Freud. Mais dans une approche locale, centrée en I'm avec pour horizon Im qui seul peut tenir le discours, peu ou prou, je ne peux qu'utiliser des concepts portant en eux la marque de cette finitude.

Et ceci passe déjà par une réification du temps : le successeur "<" de la logique laisse place à la notion d'ordre en topologie fondée sur l'usage de "≤": les images du film ne se succèdent plus, elles forment un atlas (9).

On va donc définir une "topologie de l'ordre" à l'aide de ce connecteur  et de la notion d'intervalle ouvert sur un ensemble E, je retranscris ici ce que tu liras sur Wikipedia sans difficulté, pour te montrer la beauté de la chose:

Appelons intervalle ouvert (au sens de l'ordre) de E un intervalle de la forme ]x, y[ pour deux éléments quelconques x et y de E, ou de la forme ]x, +∞[ ou ]–∞, x[ pour un élément quelconque x de E, ou encore ]–∞, +∞[, où ces quatre notations désignent, par définition :

(+∞ et –∞ font donc partie des notations, et ne désignent aucun élément de E).

Je peux ensuite définir la topologie de la "droite réelle achevée" à l'aide de cette relation d'ordre = {-∞}R{+∞} (R étant l'ensemble des Réel). Moi je veux bien, mais ça fait un peu bricolage ! Le meilleur étant que cet objet infini vient se loger tout entier dans l'intervalle [0;1], aussi simplement que nous logeons notre Imaginaire dans l'intervalle [I0; I1].

Ne pouvant concevoir de moyen d'atteindre l'infini, je le nomme pour l'apprivoiser, avoue que ça sent la sueur !

À partir de là s'enclenche toute une gymnastique pour définir ce que serait une "mesure". L'histoire commence avec Lebesgue (6) pour connaître une évolution remarquable avec Kolmogorov, qui nous ramène à I01 (7). 

- Tu nous embarques loin, là !

- Désolé, disons pour coller de plus près à mon propos, que ce changement de point de vue soulève la nécessité de définir les critères de convergence d'une suite infinie, afin que son terme reste confiné dans l'imaginaire du Sujet, et pour échapper ainsi à l'infinitude que nous avons rencontré dans la construction élémentaire de N, entre I1 et I01.

Ceci conduit à concevoir l'espace le plus basique de la ménagerie géométrique : l'espace de Banach:

  • Espace vectoriel normé sur un sous-corps de C (en général R);
  • Complet.

La complétude renvoyant à la convergence des suites (en gros : tout chemin est une procédure permettant d'atteindre un point de l'espace).

- En quoi ceci te ramène-t-il à I01 ?

- Parce qu'in fine, même si j'oublie le sous-corps de départ en IR, avec peut-être des objets plus simples, comme des groupes de symétrie en I01 (8), la notion de complétude, comme de convergence se réduit à l'inégalité triangulaire entre 3 points: ∥a,c∥ ≤ (∥a,b∥+∥b,c∥), et que ceci n'est pas Imaginable en I1.

Et là, j'ai véritablement un point d'arrêt dans ma régression Imaginaire.

- Tu bloques sur le 3 ?

- Exactement ! Ma petite gymnastique avec I'm< Im, local/ global, qui se retrouve dans toute la pensée topologique, se réduit en I01 à la possibilité d'Imaginer un rapport à 3 : de Moi à Moi et de Moi à l'Autre.

- En bref une vision binoculaire, avec la prééminence de l'oeil directeur!

- Si tu veux; c'est un sujet à creuser.

En deçà, je suis limité à 1, l'objet final ou même la flèche d'un morphisme, le mouvement lui-même, qui induit l'existence de 2 objets, 2 états, ou si tu préfères un avant et un après. Dichotomie immédiate chez l'enfant  dès qu'il induit la persistance de l'objet malgré son absence effective, et nous ramène au jeu du fort/ da et à Freud.

De ce point de vue essentiellement psychologique:

  • Le 1 caractérise le niveau synchronique I1;
  • Le 3 caractérise le niveau synchronique I01.

Et nous retombons sur des considérations qui sont au coeur même du questionnement mathématique !

- Quid du 5 ?

- À ton avis, pourquoi Évariste Galois a-t-il entrepris ses recherches ?

- À cause des polynômes de degré 5 ?

- Je ne te le fais pas dire, enfin si, mais bon, je te laisse ruminer tout ceci, en espérant t'avoir convaincu que ma démarche n'est pas forcément un simple "abstract non-sens", malgré tout mon intérêt pour le non-sens Britannique en général et Alice en particulier !

Hari

Note 1 du 17/ 05/ 2019

Je tombe aujourd'hui sur un ancien texte d'Alain Badiou utilisant la théorie des topos pour exprimer et analyser des sujets d'ordre philosophiques et politiques: "théorie des catégories - théorie des topos 1995- 1996) " (notes de Daniel Fischer).

Il y parle entre autres du problème de l'infini, de l'axiome de choix et de la dualité local/ global qui nous occupent ici.

Je sui frappé de voir à quel point ses centres d'intérêt recoupent les miens, y compris lorsqu'il se réfère à la psychanalyse et son rôle, non pas seulement local, centré sur l'individu, mais global.

Ce en quoi je le rejoins dans mon propos, puisqu'il s'agit ici de remettre le Sujet au centre de tout discours, à commencer en mathématiques...

Il faut absolument que je revienne sur le double processus section/ rétraction qui me semble être le coeur du processus montée/ descente diachroniques, lorsque l'Imaginaire est structuré.

Le schéma en L de Lacan, comme la forme canonique de Lévi-Strauss étant quant à eux les moments "créatifs" de ces mouvements.

1 Voir à 45'32 dans cette vidéo "Qu'est-ce que la géométrie non commutative".

2 Voir

3 Je ne peux pas à chaque billet reprendre mes développements depuis le début. Pour une synthèse voir "Schéma en L de Lacan et forme canonique de Lévi-Strauss", et en particulier l'étagement général de notre Imaginaire dans le triptyque Réel/ Imaginaire/ Symbolique:

Pour mémoire:

  • R : le Réel, selon Lacan, ce qui dérange l'Imaginaire, et lui échappe;
  • I1 : le niveau où se repère l'objet, en mathématique le singleton (*) et où s'exprime l'axiome de choix;
  • I01 : le niveau où se repère l'objet classifiant de la logique {{*};{ }};
  • IR : le niveau où s'exprime l'hypothèse du continu;
  • I# : le niveau où l'espace est symétrique;
  • I0 : le niveau où se conçoit le vide ( )
  • : le Symbolique, niveau auquel le Sujet s'intrique dans (SujetAutre), toujours selon Lacan.

Le mathématicien nous assure que les sauts Imaginaires sont "francs", sans niveau intermédiaire. Par exemple N, Z et Z/nZ sont imaginables en I01, mais R et C ne le sont qu'en IR

4 Voir "L'élégance du vide".

J'en parle depuis longtemps et j'y reviens assez souvent, mais la théorie des Catégories, avec cette notion d'objet initial nous donne, je l'avoue, une façon bien commode de comprendre que la meilleure image de nous-mêmes est cette idée du vide.

5 Voir "Les matheux n'aiment pas les objets".

6 Voir "D'Archimède à Lebesgue".

7 Il y aurait un long développement à faire, dont je laisse ici la trame:

1/ Il faudrait revenir à la définition d'une probabilité comme l'actualisation d'une potentialité parmi un ensemble de cas; ce qui peut s'imaginer en I01, avec la logique, donc. J'ai parlé il y a longtemps dans l'Homme Quantique du double aspect de la stabilité, soit d'ordre temporel (la répétition de sauts I1/I01, soit d'ordre structurel, vu a posteriori de I01).

2/ Par ailleurs le concept de "tribu" A est une structure topologique de base: c'est pour un ensemble E:

  • Un ensemble non vide de parties de E;
  • Stable par passage au complémentaire;
  • Avec un concept d'union ou intersections dénombrables

La tribu répond donc au souci que tout ce qui provient de E ne "s'échappe" pas du concevable : IE et IA < Im.

3/ À partir de la notion de "tribu", se construit

  • d'une part la théorie de mesure;
  • d'autre part les probabilités.

or, donc, il y a possibilité d'arriver à la notion de probabilité par deux voies: l'une logique, l'autre topologique, et c'est Kolmogorov qui fait la jonction:

  • loi de probabilité <=> mesure
  • variable aléatoire <=> fonction;
  • évènement <=> tribu

Autrement dit, ce qui est d'ordre "temporel" à gauche devient "spatial" à droite; ce qui me fait dire que la jonction doit se faire en I01.

8 Nous revenons au début de l'histoire et à Évariste Galois, mais je ne développe pas car je m'intéresse ici à la possibilité d'un rapport entre 3 éléments. 

9 Voir dans "Du morphisme au foncteur" une discussion plus poussée sur ce sujet, qui me semble important.

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