Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...
10 Février 2017
J’étais impatient d’en arriver à l’étude des catégories topologiques, pour y voir – si possible- un peu plus clair dans l’usage folklorique qu’en font les analystes. Et dès le début, dès les premiers théorèmes de Brouwer, il me semble que toute notre compréhension de la «métapsychologie» de Freud doit être questionnée. Et en tout premier le concept de «forclusion».
L’idée qui ressort de ce survol rapide c’est qu’un point fixe dans nos représentations, un signifiant au sens de Lacan par exemple, induit l’existence d’un trou, non pas un refoulement ailleurs, quelque part où l’objet puisse se dissimuler, mais d’un vrai trou, d’un manque, d’un vide, d’une absence, d’une impossibilité à être.
Je vous invite donc à suivre de près le fil de la démonstration. (Nota : je m’arrête aux espaces à deux dimensions, qui nous suffisent, le passage à 3D ne posant pas de difficulté supplémentaire).
Nous sommes ici dans les catégories des ensembles cohérents, et des morphismes continus. C’est-à-dire dans des espaces où l’on se déplace de façon continue d’un point à un autre. Nous n’avons pas pour l’heure à développer d’avantage : c’est suffisant pour ce qui nous occupe ici. Notre premier théorème est celui du point fixe :
Les auteurs nous donnent un exemple assez simple, que je vous traduis ici. Imaginez une route donnée, entre Paris et Lyon par exemple, soit R cet itinéraire et I l’intervalle de temps que dure le trajet. Vous faites le trajet de Paris à Lyon de façon régulière. On peut associer à chacun instant (sur I) votre position sur le trajet R. Nous représentons tout ceci par l’application u : I => R. Imaginons maintenant un autre véhicule, au comportement quelconque sur le même itinéraire. Il part de n’importe où sur celui-ci et s'arrête comme il veut, après avoir réalisé son parcours, dans le sens qu’il souhaite, avec éventuellement des périodes d’arrêt. Soit l’application m : I => R. Maintenant, l’application u est inversible : à chaque position sur l’itinéraire correspond une datation et une seule. Nous pouvons donc construire l’endomorphisme f = u-1 m de I => I. Ce que nous dit Brouwer, c’est qu’il existe un temps x tel que f (x) = u-1 (m (x))=x. C’est-à-dire tel que m (x) = u (x). Autrement dit, les deux voitures vont, au moment x se retrouver au même endroit.
C’est assez banal, n’est-ce pas ? Oui, et c’est bien pourquoi les conséquences en sont si puissantes. Passons maintenant à deux dimensions.
Tout d’abord, considérons un endomorphisme continu sur un disque. Par exemple faisons subir une rotation de 90° à chacun des points du disque. Eh bien vous aurez un point fixe. L’idée la plus simple : si vous tournez le disque autour de son centre, celui-ci est fixe. Toujours aussi élémentaire, n’est-ce pas ? J’adore quand c’est simple : je me sens intelligent.
Voici maintenant un exemple construit sur le modèle précédent. Supposons que je me trouve à Paris, et que je cherche à m’y diriger à l’aide d’une carte. Soit P la portion de surface que recouvre Paris. Soit C ma carte de Paris. À chaque point de Paris correspond un point sur ma carte ; soit m : P => C (m pour map) le morphisme correspondant. À l’inverse, et si ma carte est bien faite, à chaque point sur cette carte correspond un endroit de Paris. Appelons p : C => P la projection d’un point de la carte sur le terrain. Le théorème de Brouwer nous dit que, l’isomorphisme f = pm : P => P possède un point fixe x tel que f (x) = x. C’est-à-dire un point de la carte qui représente l’endroit où je me situe ici et maintenant, avec ma carte en main. C’est heureux puisque c’est précisément pour ça que je me promène avec cette carte !
Avançons d’un pas : si ma carte est assez précise, je dois pouvoir reporter sur cette carte, une représentation de la carte elle-même. Et le théorème précédent s’applique à nouveau. Il y a donc ainsi, dans une régression infinie, un point fixe qui sera toujours repérable de carte en carte, aussi loin que l’on puisse aller. C’est le théorème du point fixe de Banach, qui ne s’applique que lorsque la taille des cartes va en diminuant.
Vous voyez que nous arrivons à des résultats intéressants. Pour ma part, j’y vois déjà la possibilité de compléter mon schéma général d’un Imaginaire feuilleté, comme un empilage de niveaux synchroniques qui se définissent les uns les autres, avec une montée du sens et une perte des détails d’un niveau au niveau supérieur. J’ai utilisé le mot de «diachronique» pour caractériser cette montée, symbolisée par un axe traversant l’ensemble de la pile. Avec, au sommet le niveau Imaginaire portant le «Moi», à qui, in fine tout se rapporte. Je peux maintenant voir ce «Moi» comme le point fixe de Banach dont la trace, à chaque niveau Imaginaire, serait la projection ponctuelle de mon axe diachronique.
Cette petite satisfaction personnelle mise à part, les développements suivants sont encore plus intéressants.
Il faut commencer ici :
Nous définissons une relation j entre les deux extrémités E d’un intervalle et l'intervalle I lui-même. Il est dit ici qu’il est impossible de définir une rétraction r continue -le terme important, c’est continu- permettant de repasser de I à E. On ne peut pas tirer sur un élastique de façon à le « regrouper » en ses deux extrémités sans le casser.
Même chose pour une surface. Imaginez un tambour : il est impossible de « tirer » sur la peau du tambour de façon continue pour la ramener à sa circonférence, sans faire un trou dans la peau. Idem pour une sphère dont on ne peut ramener le volume sur sa surface sans créer de trou.
Tout ceci recoupe assez bien notre expérience quotidienne, fort bien; maintenant voici le plat de résistance :
S’il n’y a pas de rétraction continue d’un disque sur sa périphérie, ceci implique que tout endomorphisme du disque sur lui-même possède un point fixe.
Vous voyez maintenant où je voulais mener nos psychanalystes ?
Si l’on considère le discours de l’analysant comme une représentation de lui-même, ou qu’il s’agit, à tout le moins, d’une émission sonore à sa périphérie, censée en donner une image. Le fait que son discours s’articule autour de concepts ou de points fixes ou même de «signifiants» détectés par l’analyste ; alors, par nécessité, ce discours est lacunaire.
Non pas au sens où une partie du discours serait passée à la trappe de je ne sais quel inconscient, et qu’il puisse revenir à la conscience, mais d’une absence, d’un vide ne débouchant sur rien. Je ne dis pas que la forclusion n’existe pas, mais simplement que tout n’est pas forclusion. Il existe des vides, une discontinuité fondamentale entre le «Moi» du Sujet et le Sujet lui-même. Discontinuité que l’on retrouve dans l’Imaginaire, et c’est pourquoi il faut absolument en rester au feuilleté imaginaire de Freud. Ce qui disqualifie toute tentative de représentation «continue» du sujet, et en premier, vous l’avez compris bien sûr, l’impossibilité fondamentale du nœud borroméen de Lacan. Le seul « point fixe » commun à ce feuilleté imaginaire étant le «Moi» vu comme un point fixe de Banach. Voilà c’est dit.
Maintenant que nous avons vu l’enjeu, la démonstration elle-même est intéressante à suivre : Brouwer fait la preuve de la proposition suivante :
Si l’on définit un endomorphisme continu d’un disque sans point fixe, alors il est possible de faire une rétraction du disque sur sa périphérie.
L’idée c’est de proposer une seule construction, pour établir la véracité de cette seconde proposition, alors que la preuve de la première, portant sur une «non-existence» est plus difficile à établir. La forme de ce raisonnement est du style (voir note 24/02/2017):
si A entraîne B => non B implique non A
Les auteurs donnent l’exemple suivant :
J’ai une amie, Meeghan dont tous les oncles sont des docteurs. Dans son univers :
Au cours de son mariage, je discute avec quelqu’un que je présume être un oncle de Meegham. Mais, dans le cours de la conversation, il m’apprend qu’il est mécanicien. Or, je sais que dans notre société être mécanicien signifie que l’on n’est pas docteur :
J’en conclus donc que cette personne n’est pas un oncle de Meeghan :
Venons-en à la construction de Brouwer :
Soit un cercle C et un disque D, ainsi qu'une application inclusive j : C => D.
L’endomorphisme f : D => D se définit comme ceci : considérons dans D qu’à chaque point p, on associe un vecteur quelconque dont l’origine est f (p) et le point p est l’extrémité. Cet endomorphisme n’a pas de point fixe s’il n’y a pas de vecteur nul.
Par ailleurs, ce vecteur pointe vers un point r (p), sur la circonférence de notre disque. Lorsque x appartient déjà au cercle C, alors le vecteur pointe sur x et donc, r est une rétraction de j : r (j (x)) = x => rj = 1c.
Je trouve dans cette démonstration des liens à développer avec ce que nous avons vu précédemment, concernant l’éducation et notre façon de structurer notre Imaginaire. L’idée qui me vient là, dans l’immédiat, c’est que la réflexion coupe du monde et que, réciproquement, l’immersion dans le monde dissout la réflexion. Comment Dès lors avoir conscience de soi sans être coupé du monde ? Où nous retrouvons, bien entendu Lacan : le «Moi» est par essence paranoïaque.
Ce qui nous amène, très prosaïquement à questionner le rapport entre l'ego et ce que d’aucuns appellent des « faits alternatifs »…
Bonne méditation ;-)
Hari
PS: je ne le redis pas à chaque fois, mais j'utilise le livre "conceptuel mathematics" de Stephan H. Schanuel et William Lowver. Par ailleurs, ce billet est la suite directe des 3 précédents.
note du 24/02/2017: les matheux verront ici un signe de mon extrême naïveté: je découvre, à la découverte pour ainsi dire, le "modo tollens" des stoïciens, repris en logique. Mais ceci me conforte dans mon approche "naïve" de la théorie des catégories, et m'incite à m'intéresser sans tarder à ce que cette théorie peut nous dire de la logique.