Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...
12 Août 2016
N'allez surtout pas croire qu'en méditant sur les fondements des mathématiques, je musarde loin de mes préoccupations.
En effet, derrière le langage mathématique, concernant en particulier la théorie des catégories, la plus épurée qui soit, plus primitive même que la logique ou l'arithmétique, nous devons retrouver les articulations les plus élémentaires du discours, et donc, la pulsion première qui nous y a portés. Et, j'ai déjà eu l'occasion de le dire, (cf.: l'article "la courbe du chien") il me semble que c'est la nécessité de maîtriser la représentation du mouvement, et du temps, qui doit en être l'élément déclencheur. Toute la difficulté étant de faire passer dans le langage, qui a son rythme propre, la description d'une évolution, ou d'une transformation, qui suit une autre rythme.
Toute prise de conscience qui, en elle-même, est prise de conscience du temps (voir l'article "conscient/inconscient"), est fondamentalement une mise en rapport de rythmes distincts, l'un servant de base de référence à l'autre. C'est ainsi, selon la légende, que Galilée en vint à s'intéresser aux pendules. Galilée aurait remarqué, lors d'une cérémonie dans la cathédrale de Milan que le lustre au plafond se balançait sur un rythme constant, indépendamment des causes de son mouvement. Et son premier réflexe fut, pour s'en assurer, de comparer le rythme de ce balancier à son propre pouls. Le temps c'est ça, et ce n'est pas sans conséquences.
Or, cette représentation simultanée sur deux niveaux Imaginaires pose un problème linguistique fondamental, car pour exprimer cet "entre-deux", diachronique donc, je ne peux le faire que sur un seul niveau, synchronique, qui me permette d'embrasser d'un regard, un objet sur un niveau Imaginaire élémentaire, ainsi que le saut diachronique associé qui le rapporte à une base stable, moi en dernier ressort. Par exemple: Pour parler de l'évolution de la langue Française du Moyen Âge à nos jours (i.e.: parler d'un langage synchronique et de son évolution, diachronique dans le temps), je ne peux le faire, ici et maintenant que dans ma propre langue (i.e.: telle qu'elle est déterminée dans l'instant de mon discours, à un niveau synchronique donné).
Et les mathématiques font face à ce problème linguistique de façon radicale, puisque le discours mathématique, qui est écrit avant d'être parlé, nie, fondamentalement, toute évolution des concepts qu'il manipule (dans le corps même de son discours: il n'est pas question ici de l'évolution des mathématiques, ce qui serait un méta-discours, par rapport aux mathématiques!). C'est le sens profond de la fonction identité, sur laquelle je ne saurais trop insister (voir l'article "An "entropological" approach of mathematical "categories" #3".) Dans ces conditions, comment serait-il possible, tout simplement "de faire" des mathématiques, d'élaborer des théorèmes ou de tenir un discours mathématique ? De ce point de vue, je m'étonne que les mathématiciens ne s'intéressent pas plus à la linguistique.
Comprenons-nous bien: il ne s'agit pas, à ce point du discours, de porter notre réflexion sur la représentation du temps du physicien en termes mathématiques (ce par quoi les auteurs de "conceptual mathematics" introduisent leur ouvrage), mais de nous intéresser au temps qui est mis en oeuvre dans les mathématiques, ne serait-ce que pour faire un simple décompte. Pour faire une image: un langage (un récit synchronique en I0) possède des règles de représentations du temps, comme en français les différents temps des verbes, ainsi que différents modes, ce serait le temps "représenté", celui du physicien. Mais le temps auquel je me réfère pour décrire l'évolution (diachronique) de ma langue entre deux périodes (entre I0 et I1), est d'une autre nature. Et ce "temps diachronique", est un concept d'un autre niveau de langage: au niveau Im où je tiens mon discours sur l'évolution diachronique du langage (entre I0 et I1), celui dont je me sers pour en faire la description. Avec, bien entendu I0<I1<Im.
Nous avons vu que la fonction identité permet au langage mathématique de nier toute évolution des concepts qu'il utilise lorsque l'on passe d'un niveau synchronique à un autre. Mieux: il ne les "voit pas"; sauf à la limite de son discours, en différenciant ce qui circonscrit son discours (les axiomes), à proprement parler "hors-jeu", et les conséquences de ces axiomes ou "théorèmes", qui sont la substance de son discours. Et nous avons vu la fonction identité elle-même comme la transcription synchronique d'un mouvement purement diachronique.
Cette fonction identité, c'est l'équivalent mathématique du verbe "être" du langage courant.
Bien, mais nous n'avons toujours pas de représentation du temps. Il faudrait pour cela revenir au geste élémentaire des mathématiques. Rappelez-vous de quelle manière nous avions abordé le problème: nous avions commencé par tirer des allumettes d'une boîte pour les aligner sur une table. Concrètement, nous remplacions la répétition d'un geste (i.e.: succession temporelle, diachronique, entre un niveau Imaginaire où l'espace n'existe pas I0 et cette table, avatar d'une surface ou espace élémentaire I1), par une exposition synchronique de ma "collection" sur cette table (en I1). Nous sommes au plus près du sens originel du mot "arithmétique". En grec ancien, la syllabe "ar", qui forme directement le verbe préparer, disposer, arranger, se trouve dans plusieurs autres mots soit grecs soit latins. Le mot grec signifie donc ce qui est disposé, arrangé, et c'est précisément ce que nous faisons en disposant nos allumettes sur une table afin de les dénombrer. Ensuite, un second recul diachronique nous fût nécessaire pour compter les éléments de cette collection etc...
Vous voyez, je l'espère le lien à développer avec le couple lacanien "tuchê/automaton".
Bien, mais restons-en pour l'instant à la possibilité de décompter des éléments, qui fonde d'un même mouvement les premiers pas de l'arithmétique, et la prise de conscience de la répétition du même, c'est-à-dire du temps. De quelle façon passe-t-on d'une répétition du même (prise de conscience diachronique par essence), pour en faire le décompte, le récit ex-post, synchronique ? Vous voyez, je l'espère toute l'importance épistémologique de cette question.
Et c'est à ce point charnière de la réflexion qu'intervient notre "singleton".
Un singleton est un objet constitué d'un seul élément.
Son utilité se révèle lorsqu'il est associé, comme domaine (A), à un codomaine (B) pour identifier les éléments de ce dernier comme les "points" du codomaine en question. En gros, on vide l'objet B de sa substance pour n'est retenir que le squelette à savoir le nombre de ses constituants. Voici ce qu'en disent les auteurs en page 19 de leur ouvrage;
Je retranscris directement le texte tel qu'il est donné, car, pour le dire franchement il me paraît quelque peu obscur. Je veux bien qu'il s'agisse d'une introduction, avec des à-peu-près qui s'éclairciront sans doute au fil du texte. Mais c'est précisément cette obscurité, dès l'introduction, qui à mes yeux fait sens. Cet embarras, c'est le symptôme d'un non-dit qu'il s'agit de mettre à plat.
Revenons aux définitions initiales : il y a d'une part des "objets", bien définis, eux: ce sont des collections d'objets, nous en avons discuté précédemment, et ensuite des "applications" ou "fonctions" ou "mise en relation". Et là les mots eux-mêmes sont des substantifs qui réifient des actions. Je mets en relation un élément du domaine A soit John, Mary, Sam, avec l'un des éléments du codomaine B, soit eggs, toast, oatmeal, coffee. Bien, et l'on représente cette application par une flèche orientée, par exemple Sam => coffee. Mais cette réification n'est pas franchement revendiquée, ni exprimée par les auteurs, et j'en comprends parfaitement la raison: il faudrait pour ce faire définir ce qu'est une action, et donc, avoir une définition du temps... Ce qui n'est pas le cas.
Donc, retenons qu'une fonction donne le résultat d'une action dont le sujet est pris dans A et le complément d'objet dans B : Sam aime le café.
Maintenant revenons au tour de passe-passe auquel se livrent les auteurs dans cet extrait.
Là je tique : en quoi "Sam" peut-il être une fonction?, alors que je le retrouve correctement défini, à sa place en tant qu'élément de B ? D'élément synchronique, bien défini, on en fait une sorte d'élément diachronique, sorte d'entre-deux flottant entre des éléments "Moi" et "Sam" lui-même... Franchement ce n'est pas clair. Quand je vous dis que l'on ne peut pas s'abstenir de définir le concept de temps, sans qu'il ne vous revienne d'une façon ou d'une autre à la figure...
De quoi s'agit-il en fait? De trouver un moyen de compter les éléments de B, sans avoir encore une idée clair de ce qu'est un nombre. Nous en restons à l'action de notre ancêtre chasseur qui comptait les pièces de son gibier, en faisant une entaille sur le manche de son couteau.
L'objectif des auteurs étant identifié, la difficulté peut se comprendre ainsi: il s'agit de contourner la notion de temps, liée intimement à l'action, et à la répétition du geste. Le geste du chasseur faisant une entaille sur son couteau. Nous ne nous intéressons qu'au résultat: les entailles sont là, encore faudra-t-il ensuite les compter...
Restons-en à notre chasseur-cueilleur qui tient ses comptes. Que fait-il ? Pour chaque pièce de gibier, il faut le geste de tailler une encoche de cette manière:
Notre description de la scène est très précise, lorsque l'on utilise la différence diachronie / synchronie.
"j'ai tué un animal.." ou encore : 1 fois (animal tué) => une entaille.
Ce geste exprimé par (1 fois) est par définition "diachronique", et peut être défini en fonction de notre point de vue. Ici, je le décris, pour notre propos, comme ce qui amène chaque objet individuel (lapin, renard, singe) au niveau du manche de couteau. Je les fais littéralement exister à ce niveau. À preuve, 40.000 ans après cette chasse, leurs images sont toujours là, sur ce couteau.
Maintenant comment décrire ceci, en éludant la dichotomie synchronie / diachronie?
C'est tout simple nous disent les auteurs:
Ce qui nous donne au final:
Je regrette que cette torsion n'ait pas été explicitée, mais sans doute ne pouvait-il en être autrement faute, comme nous l'avons déjà constaté, d'une conceptualisation claire du temps lui-même.
Quoi qu'il en soit, nous retrouvons ici, comme dans la fonction identité, le saut diachronique en son essence la plus pure, réduite au plus élémentaire, à savoir l'expression du saut diachronique lui-même d'un niveau Imaginaire à l'autre.
En résumé :
En quelque sorte, de même que la fonction identité permet de différencier les deux étapes diachronique/synchronique du mouvement portant A de IA à IAB, le singleton neutre permet de la même façon de figer le mouvement qui porte chaque élément de B de IB à IAB.
J'ai tenté de faire un parallèle entre les deux dans le schéma suivant:
Ceci pourrait paraître curieux au premier abord, mais est finalement assez logique: dans la mesure où le langage mathématique n'a aucune conscience du temps, il ne saurait y avoir de différence de fonds entre un élément, ou un objet d'une façon générale, et une fonction... CQFD.
Nous avons ici, de façon très élémentaire, une torsion que l'on retrouvera à propos de l'algèbre linéaire et des déterminants.
Je crois que c'était un point important qu'il convenait d'expliciter au mieux avant de poursuivre. Ensuite, nous restera à comprendre de quelle façon, rétrospectivement, le physicien se servira de ce langage pour retrouver l'épaisseur du temps.
Mais ceci est une autre histoire...
Bonne méditation,
Hari
Commentaire au 16/08/2016:
1/ Je tente de faire relire cet article à quelques mathématiciens qui puissent me dire si j'appréhende correctement ce que j'ai tenté de déchiffrer. Car c'est quand même un peu tordu...
2/ Si mon interprétation est juste, cette "torsion" que je décris ici me fait penser irrésistiblement à celle que l'on retrouve dans la forme canonique des mythes. Il conviendrait alors d'exprimer clairement la question à laquelle cette transformation répond.