Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...
14 Décembre 2018
- Va savoir pourquoi il me vient de relire "Les mots et les Choses" toute affaire cessante. Je m'y suis mis lundi, en prenant mon café matinal, de façon très studieuse, crayon en main, pour remâcher ma lecture sur un cahier spiralé. Je le digère si lentement qu'il m'a fallu la semaine pour terminer le chapitre II, "La prose du Monde", au seuil de celui où s'avancera Don Quichotte.
- Et qu'en as-tu retiré ?
- Le plaisir de revenir sur mes pas, d'y retrouver mes racines; l'occasion d'une réflexion sur le sens de ma démarche.
- Une justification ?
- Non, plutôt l'occasion d'une remise en perspective.
- Allons, avance un peu, tu nous endors !
- Son chapitre II traite de la similitude. Je n'avais pas pris soin d'en mesurer l'importance, mais si tu y penses un peu, tous nos raisonnements tendent à retrouver une équivalence entre les deux termes d'une équation. Il y a d'un membre à l'autre une identité plus ou moins cachée, qu'il nous faut retrouver. Ou, sinon l'identité, tout au moins une implication: le lourd tombe vers le centre des graves, le léger est attiré par le subtil, de sorte que rien ne perturbe la marche du Monde.
Je pense à une scène de "La maison du docteur Edwardes", d'Alfred Hitchcock au cours de laquelle le docteur éponyme, ne supportant pas les traces zigzagantes laissés par l'héroïne à l'aide de sa fourchette sur une nappe blanche, s'efforce de les aplanir avec son couteau. Eh bien, notre Moi étant par nature paranoïaque, nous sommes tous enclins à redresser ce qui dérange, comme on lisse instinctivement une nappe du revers de la main. Et si la réflexion porte sur le XVIè siècle, elle me semble d'une portée universelle.
Ceci posé, Foucault nous détaille les 4 principales formes de la similitude à cette époque :
- Tu ne vas pas nous faire un commentaire de texte ?
- Non, rassure-toi, je souhaite juste te montrer de quelle façon les mécanismes d'alors se retrouvent enkystés dans nos développements les plus actuels.
Prends la première : convenientia. C'est une similitude de "proximité", à savoir que deux choses sont semblables dans la mesure où elles sont proches, voire qu'elles se touchent, et échangent ainsi leurs qualités de proche en proche. D'emblée, la question de savoir dans quel espace deux choses peuvent être jugées "proches" se trouve posée, ce qui renvoie bien entendu Foucault à la réflexion par laquelle il ouvre son livre; à cette taxinomie Chinoise improbable des animaux rapportée par Borges. Quel est le lieu où concevoir ensemble les "animaux qui cassent la cruche" et ceux "peints avec un pinceau très fin" ? Foucault parle de ce lieu comme d'une "table d'opération", à la manière de Marcel Duchamp. Avec un oeil quelque peu mathématicien, cette convenientia implique immédiatement une dualité du regard (global/ local), ainsi qu'une approche "topologique" des choses (voir "La mécanique de l'Imaginaire"), dont nous venons de parler abondamment. Autrement dit, nous abordons le Réel d'une position Imaginaire très élevée, au minimum en IR, loin de la logique qui viendra ensuite se loger en I01. C'est dire assez que le développement historique de notre Imaginaire d'Occidental se présente d'emblée comme une descente diachronique du Moi (en Im), depuis le Symbolique vers le Réel :
- Cependant, ce schéma historique ne correspond pas à la genèse que tu as présentée récemment dans "la mécanique de l'Imaginaire": tu parles ici d'une descente, quand tu présentais la genèse de l'Imaginaire comme une montée.
- Non, il s'agissait plutôt d'une "complexification" progressive de l'Imaginaire ; et cela demanderait sans doute de restituer le discours de Foucault dans la perspective de Spinoza. Nous avons deux formes primitives d'entendement antagonistes à l'oeuvre; l'un ascendant, ou immanent, l'autre descendant, ou transcendant. Or à chaque niveau de conscience correspond un certain point de congruence entre les deux; de même qu'au niveau plus élémentaire, neurologique, de la perception, la prise de conscience est un point de rencontre entre un percept (venant des organes extérieurs) et d'un concept (déjà acquis par le cortex). Chaque niveau de "conscience" correspond donc à un point d'équilibre entre ce qui monte et ce qui descend. D'ailleurs Foucault montre bien que même avant notre époque scientifique, P. Belon, dans son histoire des oiseaux, faisait le même rapprochement que Buffon, entre la disposition des serres d'un oiseau et celle d'une main. Tous deux "voyaient" la même chose, mais chacun le rapportait à un "crible" qui lui était propre, et ils en tiraient des conséquences irréductibles les unes aux autres.
L'Imaginaire se développe en se stratifiant comme le cortex en se plissant. Mais l'ordre d'apparition des strates n'est pas une simple progression du Réel vers le Symbolique (immanence), ou à l'inverse du Symbolique vers le Réel (transcendence): il s'agit plutôt d'un fracture qui se creuse entre les pas du patineur. En l'occurence, nous assistons, à la charnière du XVIè et de l'Âge Classique, à la stabilisation progressive de I01, sous IR : on se rapproche de l'objet en s'éloignant de Dieu.
Historiquement, dans cette période très précise d'une histoire limitée à celle de l'Occident, nous assistons à une descente diachronique. Le paradoxe vient de ce qu'une "régression", un appauvrissement Imaginaire, puisse être vu comme une "évolution", ce qui est une mauvaise appréhension des choses. L'évolution tient à la stabilisation progressive d'une nouvelle strate Imaginaire, qui repousse l'ancienne vers le Symbolique : la science se distingue de la magie. Tu peux le voir comme une ruée vers la nouvelle frontière nous séparant du Réel.
- Mais la ruée se fait-elle toujours dans le même sens ?
- Non : nous avons vu de quelle façon le concept de vide { } en I0 nous a permis de repousser la frontière Imaginaire vers le Symbolique. Il faudrait en retracer l'histoire.
- Soit, mais tu y vas fort : tu ne peux pas, dès cette époque, identifier ce niveau inférieur comme I01, n'ayant pas encore décanté ce qui deviendra la "logique".
- Certes, il s'agit de ma vision actuelle de ce saut récessif, vu par DM ici et maintenant, et mon discours eût été impensable à l'époque du basculement. Cependant, cette interprétation a posteriori nous permet de souligner certains caractères de cette transformation.
En tout premier, l'évident prima de l'écrit sur la parole au XVIè siècle, et l'introduction progressive du temps et de l'oralité à l'époque classique, qui se comprend immédiatement dès que l'on y pense comme un passage d'une pensée purement "topologique", à une pensée "logique".
Ensuite, la dualité "locale/ globale" qui s'introduit immédiatement en topologie, trouve son écho lointain dans celle de "microcosme/ macrocosme" sur laquelle Foucault revient longuement. (voir note du 19/02/2019)
Enfin, le fait que la "chose" échappe à jamais au discours au XVIè et ne puisse qu'être le référé inatteignable d'un discours construit comme une suite de cribles cherchant à en définir les contours, nous ramène évidemment à l'approche "topologique" qui cerne infiniment l'objet initial { }, sans jamais l'atteindre. L'objet est ici à l'image de Dieu.
Et Decartes fait la bascule en affirmant le prima d'une existence, son ego en l'occurrence, autrement dit par le choix d'un objet final {*} auquel tout rapporter. Qu'il le veuille ou s'en défende, avec Descartes Dieu est objectivement mort, même s'il faut attendre Nietzsche pour s'en apercevoir.
- Quid de l'aemulatio ?
- Puisque nous sommes dans une pensée d'ordre "topologique", il s'agit de l'écho lointain de nos symétries actuelles:
" Il y a dans l'émulation quelque chose du reflet du miroir"
Et tu vois je l'espère comme moi, à quel point nos développements modernes reviennent, finalement, sur une pensée millénaire, empruntant des voies déjà parcourues...
- Soit, mais l'analogie ?
- Il n'y a qu'à lire Foucault :
"... Les similitudes qu'elle traite ne sont pas celles, visibles, massives, des choses elles-mêmes; il suffit que se soient les ressemblances plus subtiles des rapports."
Tu vois que nous sommes ici ramenés à nos considérations sur les métaphores, foncteurs et transformations naturelles. Là encore, il semble bien qu'après la descente vers la logique, opérée à l'époque classique, nous retombions à l'époque actuelle sur des problèmes soulevés dès la pensée antique...
- Et la sympathie ?
- Ah ! Nous avons ici me semble-t-il un principe de mouvement, et comme il se doit, le principe est dual: la sympathie rapproche et l'antipathie éloigne, avec une idée très simple à la base: "qui se ressemble s'assemble".
À ce propos je ne pense pas que Foucault ait épuisé le sujet. Il y a également dans la pensée antique une opposition entre les mouvements parfaitement ordonnés des astres dans le "macrocosme", au-delà de la Lune, et la corruption du monde et de la chair, dans le microcosme et le monde sublunaire. Ce principe entropique manque dans le tableau de Foucault, mais c'est du second ordre pour ce qui nous occupe ici, à savoir que la pensée jusqu'au XVIè est fondamentalement de type "topologique".
- Et c'est tout ?
- Non, l'important tient au système des "signatures", qui nous replonge immédiatement dans nos réflexions les plus actuelles.
L'idée, relevée par Foucault, c'est que la nature elle-même nous signifie les similitudes entre les choses, en les soulignant par une marque, ou signature qu'elle dépose sur les choses, à notre intention, afin qu'elles soient lues.
- Et comment lire ces signatures ?
- Elles sont liées entre elles par les mêmes similitudes que les choses elles-mêmes, c'est dire que les signatures et les objets sont de même nature, de même qu'en maths modernes un "objet" comme "l'indice" qui le désigne dans une série forment tous deux des "Catégories". La disposition d'esprit est la même, au point que les implications sont identiques: il n'y a pas plus de distinction de "nature" entre un indice et la catégorie qu'il désigne, qu'au XVIè siècle entre un "objet référé" et son référent, le "signe" qui le marque. Là comme ici, les mots comme les choses participent d'un même langage.
(a)À une torsion près : la similitude entre deux objets est d'un type autre que la similitude qui se lit entre les signes que nous en distinguons. Foucault en dresse le tableau suivant :
similitude entre objets | similitude entre signatures | |
convenientia | => | sympathie |
aemulatio | => | analogie/ convenientia |
analogie | => | sympathie/ aemulatio |
sympathie/ antipathie | => | analogie |
Comme signes et choses s'entremêlent, le discours peut gloser à l'infini sans épuiser son objet !
Et c'est peut-être là qu'il faut en revenir à Évariste Galois !
- Encore un grand écart ?
- Je t'en fais juge. Nous pouvons organiser notre tableau précédent en disant que la colonne de gauche est à un niveau Ik de l'Imaginaire, concernant le référé du discours, avec un certain nombre de concepts (ici nos 4 critères de similitude), et la colonne de droite Ik+1, le référant du discours, avec bien entendu : Ik< Ik+1< Im, puisque le Sujet maîtrise parfaitement les deux niveaux de son discours rationnel.
Bien, or donc, d'après les investigations de Foucault, la différence Ik/ Ik+1 n'a rien de radical, on peut même dire qu'elle est purement circonstancielle, liée à mon intérêt du moment, puisque les concepts ne différent pas d'un niveau à l'autre : une sympathie entre signatures renvoie à une proximité entre objets, qui, vus comme signatures d'autres objets, renvoie à une aemulatio, qui elle-même signe une sympathie etc...
Maintenant, considère la recherche des racines d'un polynôme P (voie "Évariste Galois- Partie 5") sous l'angle suivant: est-il possible de signer un objet polynôme par ces racines ? En montrant que non (à partir du degré 5) Galois marque une différence irréductible entre le lieu I01 où se présente l'objet P, et le lieu IR où se présentent ses racines. Le saut de l'un à l'autre caractérisant précisément la limite entre logique et topologie.
Une dernière chose à ce sujet: dans la partie V "l'être du langage" de ce chapitre, Foucault parle de l'aspect ternaire du système de signes au XVIè, qui devient binaire ensuite. J'y vois une confirmation de ce que j'avance ici :
Autrement dit, l'Âge Classique se caractérise bien par un dépouillement de l'Imaginaire, un appauvrissement, qui conduira à épurer la logique, pour amorcer à partir de Galois, un mouvement ascendant, se réappropriant cet espace topologique. C'est-à-dire après l'Âge Moderne exploré ensuite par Foucault, lui-même en rupture avec l'Âge Classique, car si Galois meurt en 1823, son travail commence à produire des effets bien plus tard, se prolongeant jusqu'à nos jours.
À suivre...
Hari
Note du 19/02/2019
Plutôt que d'écrire
Il eut été plus précis d'écrire R< I01< I'm< IR< Im< S< DM, comme nous l'avons déjà vu. C'est ce que fait Giordano Bruno, lorsque par la pensée il imagine la différence de perspective entre deux personnes expérimentant la chute d'une pierre jetée du haut du mât d'un navire.
La possibilité d'échanger les rôles, de passer du local au global, conduira Galilée au principe d'inertie, et à la relativité.
Cette relativité s'épuise dans le cogito de Descartes, lorsqu'il part d'une remarque locale (je pense) pour arriver à un constat global (je suis); et c'est à partir de ce socle "absolu" que peut se développer la logique :
I'm (je pense) <Im => I'm < Im (je suis)
Ce décalage pourrait être du au fait qu'en passant d'une position ex ante à ex post, le changement de point de vue du Sujet peut être compris comme une symétrie, de même que dans le miroir la main droite se reflète en main gauche.
Avant de véritablement structurer deux niveaux synchroniques (herméneutique/ sémiologie) le Sujet "tourne autour" du signe, comme un indien danse autour de son totem. Et cette circulation est proprement l'expression, à cette époque, de l'automatisme de répétition.
Voir :