Sur les traces de Lévi-Strauss, Lacan et Foucault, filant comme le sable au vent marin...
31 Octobre 2016
Approfondir sa méditation, c'est avant tout se mettre à nu, se dépouiller. Et plus l'on avance, plus l'on ralentit, parce qu'en se rapprochant de son propre centre, ce sont les aspects les plus intimes, les plus structurants, qui nous entravent.
Par exemple, dans mon dernier billet où je propose de retrouver la question à laquelle répond la théorie de l'Univers holographique, j'ai hésité à parler du trou noir ou de l'Univers comme de "fonctions", dont les éléments sont l'existence et l'information (ou la surface de l'horizon). D'instinct, ma première idée était d'inverser leurs rôles (i.e.: trou noir et Univers comme éléments, existence et information comme fonctions). Mais en faisant ainsi, la forme canonique ne fonctionnait pas : il fallait une transformation de l'information, d'élément (pour les trous noirs) en fonction (pour l'Univers).
C'est la même réticence qui m'a fait longuement disserter sur le singleton, dans la théorie des catégories. Dans ce cas, c'est le saut diachronique (le "il existe"), qui est réifié sous la forme d'un domaine à un seul élément. Et alors, c'est le mouvement, l'action, la fonction qui devient objet.
Et ceci me ramène à un très vieux souvenir d'hypotaupe (Maths Sup). C'était notre première colle de l'année. Il fallait résoudre au tableau un système de 3 ou 4 équations avec autant d'inconnues. Nous passions par trinômes et, en attendant mon tour, j'assistais à la prestation du camarade qui me précédait au tableau. C'était un Malgache, dont je garde encore aujourd'hui le nom en mémoire : Rassolomanpionona. C'est vous dire si l'épisode m'a frappé! Il se tourne vers le prof et déclare: je vais "utiliser le calcul matriciel". Et je le vois trafiquer des lignes et des colonnes de chiffres sans comprendre un traître mot de ce qu'il faisait. Sur le coup, j'ai pensé : "il est fou". Mais le prof approuvait et j'en restais stupéfait. En fait il inversait une matrice, après avoir calculé son déterminant. Et je crois qu'au plus profond de moi, je n'ai toujours pas réellement surmonté cette surprise.
C'était cette transformation de lignes en colonnes qui me heurtait. J'espère que vous voyez la similitude: dans une inversion de matrice, les lignes deviennent colonnes et vis versa, comme ici ce qui est diachronique devient synchronique. De même lorsque l'on ramène le temps à une dimension spatiale... Je connais cette faiblesse, et je l'ai analysée à nouveau à propos de la théorie des catégories (voir #6). C'est pourquoi mon hésitation fût brève avant d'envisager les "trous noirs" comme des fonctions et non des éléments, mais je l'ai ressentie.
Je crois que c'est lié au fait de penser dans une langue distinguant les verbes des noms. Nous pouvons, certes, substantiver un verbe (agir => action) mais il reste toujours aisément repérable derrière son déguisement. Distinction beaucoup moins marquée en chinois. Ceci, lié à une façon d'aligner les sinogrammes en lignes et colonnes, explique sans doute qu'ils aient su calculer un déterminant 2000 ans avant Leibniz... Comme dans le rêve de papillon de Chouang Tseu, on ne sait plus trop qui rêve qui.
À la réflexion, le plus intéressant dans cet exercice sur la théorie de l'Univers holographique était peut-être de prendre conscience de cette façon proprement mythique que nous avons, à travers les siècles jusque dans nos concepts les plus novateurs, de résoudre un problème en faisant cette gymnastique, qui est au coeur même de la forme canonique de Lévi-Strauss :
(b) => fb-1
C'est d'une certaine façon absorber ou anéantir une objet b, pour créer, révéler ou percevoir un objet a. En bref : manger pour exister.
C'est, en physique, transformer une énergie "potentielle" en énergie "cinétique", absorber de l'énergie pour créer de l'ordre, ou bien détruire une masse pour créer une énergie. Au plan psychique, nous avons, bien entendu, le meurtre du père pour qu'advienne le fils, ou bien l'initiation comme mort et renaissance de l'impétrant.
Et, pour boucler mes toutes premières réflexions sur les prémisses de la théorie des catégories, au plus proche des racines mêmes des mathématiques, avant l'arithmétique, avant la géométrie, avant la logique, c'est à la mise en oeuvre d'un tel processus qu'il me faut aboutir.
Nous avons vu le lien entre la fonction identité et la "spatialisation" du temps : comment le mathématicien rend synchronique ce concept diachronique, du simple fait qu'il en vient à "identifier" les objets de son étude. Comment sa "prise de conscience" induit sa "prise de conscience du temps". Ce qui nous ramène directement à Kant, mais ce n'est pas le moment de philosopher. Lien particulièrement bien rendu en anglais par le terme "time", signifiant "temps" comme "fois" ; dans "once upon a time", introduisant un conte, ou "one time" pour la multiplication : "une fois".
Il nous reste le plus fondamental à examiner: comment initier le discours, exprimer cette affirmation "il existe", que le mathématicien symbolise par le signe"∃" en début de démonstration ? Et c'est là où la théorie de l'Univers holographique, liant existence et information peut nous servir de guide.
En effet, l'affirmation du mathématicien: ∃ , se mord la queue puisqu'elle certifie l'existence d'un objet pour en parler, quand c'est son langage même qui le fait exister. L'objet est affirmé comme cause d'un discours dont il est issu. Vous voyez le lien avec ce trou noir cause d'un horizon qui porte l'information le définissant ?
Problème qui n'est pas neuf: nous avons eu les oreilles rebattues pendant une semaine de la "causa sui" spinoziste... Ce qui nous ramène à la "cause première" d'Aristote. Questionnement aussi vieux que la pensée humaine, retrouvée intacte en astrophysique avec cette nouvelle théorie holographique, et que le mathématicien tente d'exorciser en la figeant par le signe: ∃, comme on éloigne le diable en croisant les doigts.
Examinons donc la forme canonique que nous avions construite autour de cette théorie holographique pour y rechercher une métaphore utile à notre propos:
Ftrou noir (horizon) : Funivers (existe) :: Ftrou noir (existe) : Fhorizon-1 (univers)
Revenons au geste élémentaire que je faisais pour tirer mes allumettes d'une boîte afin de les poser sur une table, et commencer à les compter. L'allumette existait bien, hors de ma vue dans la boîte d'où je la tirais. Mais je ne pouvais rien en dire. Comme la bobine du petit Ernest existe lorsqu'il la rejette dans son berceau, bien qu'il ne puisse la voir. Disons, pour rendre la chose plus visuelle, que ma boîte d'allumettes est sous la table sur laquelle je les place l'une après l'autre. Cette table est, pour ainsi dire, l'horizon de ma boîte d'allumette: elle me la cache en même temps qu'elle contient l'information la concernant (le nombre d'allumettes que j'en tire). Cette table est la condition d'existence de mon discours, comme la feuille de papier le support de mon texte. Et dans cette fable, les allumettes apparaissent dans mon discours en changeant de position par rapport à cette table, cet horizon. Au dessus, elles sont visibles, quand au-dessous, ma boîte reste invisible. Métaphoriquement, cette table, c'est l'horizon, qui sépare mon discours (mon Imaginaire) du Réel, inaccessible à jamais.
Ce qui me permet de faire les rapprochements suivants:
Mais l'analogie en reste là. En effet, dans la forme précédente, je n'avais pas la même position par rapport au trou noir et par rapport à l'Univers (le premier n'est extérieur tandis que je fais partie du second). Alors qu'à l'évidence, je suis aussi extérieur à la boîte qu'aux allumettes. Non, il faut chercher ailleurs.
Comment, dès lors lire cette transcription ?
FRéel (horizon) : Fimaginaire (existe) :: FRéel (existe) : Fhorizon-1 (Imaginaire)
Que nous disent les mathématiciens eux-mêmes, lorsqu'ils définissent l'objet ? Ceci, au premier paragraphe du bouquin qui me sert de référence ("Conceptual mathematics, a first introduction to categories" by F. William Lawvere & Stephan H. Schanuel):
"un objet est un ensemble d'objets".
En termes plus familiers c'est : circulez, il n'y a rien à voir. Autrement dit: l'horizon n'est jamais traversé, on ne quitte pas l'Imaginaire pour atteindre un quelconque référé Réel. L'horizon est un miroir qui renvoie le discours au discours. Dans ces conditions, ce qui fonde le discours mathématique, c'est cette négation d'une distance au Réel caractérisée par le franchissement de cet horizon. J'oublie la boîte d'allumettes sous la table. J'oublie la feuille de papier sur laquelle j'écris. L'allumette est "causa sui". Et le mathématicien peut tranquillement commencer son décompte par cette affirmation :"∃ allumette" (1), étant entendu que par "allumette", je me limite à ce que j'en dis; ici son unicité.
On pourrait sans doute trouver d'autres voies pour arriver au même résultat: j'ai ici laissé mon inspiration suivre le cours des événements récents dont je vous ai fait part dans mes plus récents billets. Mais je retrouve en fait quelque chose que j'avais déjà pressenti dans mon bouquin "L'Homme Quantique", et noté en annexe au sujet du théorème de Noether. Cette approche nous permet en effet d'insister sur une différence de fond entre la physique et les mathématiques, que l'on peut à présent définir en termes de rupture de symétrie:
Je crois que ceci caractérise bien la possibilité d'un discours mathématique. Par la même occasion, nous voyons, dès ces prémisses, les difficultés rencontrées par le physicien utilisant ce langage pour décrire ses observations.
Nous l'avions déjà repéré en discutant de la "masse" d'un corps. La différence entre "masse grave" et "masse inerte", sensible en physique, est effacée par le traitement mathématique... D'où, à mon sens, l'impossibilité épistémologique d'une théorie unitaire en physique, qui ne prenne pas en compte la différence entre concepts synchronique et diachronique...
Moi, je dis ça... Vous en faites ce que vous voulez, pourvu que vous me citiez dans vos travaux (c'est publié dans l'Homme Quantique" ISBN 10: 2919139649 & ISBN 13: 9782919139644).
Autre chose pour ceux qui s'intéressent à la psychanalyse: j'espère que la fonction miroir vous rappelle quelque chose, Narcisse bien sûr, le stade du miroir également (voir notre discussion) ! Vous y êtes ? Et nous retrouvons une symétrie entre la construction de l'objet, et celle du sujet...
Quand je vous dis qu'il faut lire ensemble physique et psychologie pour avancer.
Bonne... réflexion ;-)
Hari
PS du 10/01/2017:
Le plus déprimant, après la joie d'avoir "mis quelque chose à jour", comme ici, c'est de s'apercevoir que l'on n'a rien découvert du tout ! Si la joie ressentie lors d'une telle mise à jour (un saut diachronique, le Euréka primordial) se structure comme une jouissance l'expression serait: post coitum animal triste.
En effet, ce qui est dit ici, je l'avais déjà écrit dans ma première approche des catégories (voir #2). Mais alors, la chose m'apparaissait naturelle, sans que j'en saisisse encore la radicalité. Est-ce à dire que l'on se "remémore", plus qu'on ne découvre, comme le dit Socrate dans le Menon (nous en discutions ici) ? Je ne pense pas que ce soit le cas. Simplement, les idées se décantent: ce qui était implicite ou superficiel, s'enracine dans des couches Imaginaires plus profondes. Dit autrement: ce qui coulait de source, se révèle, explicitement, la trace d'une conformation plus primitive de l'entendement.
Ceci dit, je reprends comme prévu, ma lecture de la théorie des catégories. Et c'est si loin maintenant, que je dois la reprendre depuis le début. Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage...
PS du 16/01/2017
l'invention de ce signe est attribuée à Peano (voir cette article sur la logique)